Etienne Drouard, avocat associé au sein du bureau de K&L Gates à Paris, revient sur le règlement sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur en Europe en mai dernier, et souvent présenté comme une avancée pour la protection de la vie privée des internautes. Dans les faits, la mesure a pour l’instant surtout servi de prétexte aux grands intermédiaires publicitaires américains pour transférer le devoir de protection sur leurs partenaires européens.
Des contrats d’adhésion pour une conformité virtuelle au RGPD
Il ne fait aucun doute que la mise en place du RGPD partait d’une bonne intention. L’idée : donner aux consommateurs européens une meilleure maîtrise de leurs données personnelles, notamment sur Internet. Pour autant, les dispositions introduites par le RGPD doivent encore être complétées par d’autres textes, notamment le futur règlement européen ePrivacy, qui reste actuellement au stade de projet. Profitant de cette période de flottement, certains géants américains de la publicité ont d’ores et déjà réussi à instrumentaliser ce nouvel environnement réglementaire.
Ainsi, le 25 mai 2018, jour d’entrée en vigueur du RGPD, de nombreux sites européens diffusant de la publicité en ligne ainsi que leurs prestataires européens de publicité (agences, régies, fournisseurs de données), ont subi une coupure pure et simple des flux de données nécessaires à l’achat-vente d’espaces publicitaires en ligne. En cause : la volonté, de la part de certains intermédiaires publicitaires, d’imposer leurs propres règles contractuelles au nom du RGPD. Pour continuer à diffuser de la publicité ciblée en fonction du profil de leurs internautes, les sites concernés ou leurs prestataires en publicité digitale se sont vus « proposer » la signature de contrats dans lesquels ils garantissent formellement avoir recueilli le consentement de leurs internautes à l’utilisation de leurs données personnelles à des fins de ciblage publicitaire, consentement que ces sites promettent d’obtenir au nom, au bénéfice et pour le compte du prestataire américain de ciblage publicitaire. Par ce moyen de pression, les intermédiaires publicitaires ont su se défaire de toute responsabilité légale vis-à-vis du recueil du consentement pour l’exploitation des données qu’ils récupèrent et qu’ils traitent.
Pris de panique à l’idée de perdre leurs revenus publicitaires, les sites diffuseurs et leurs propres prestataires publicitaires européens ont dû massivement accepter de signer dans les heures qui ont suivi la coupure de leur flux publicitaires. Les quelques diffuseurs ou fournisseurs européens de données qui ont refusé les contrats d’adhésion qui leur étaient soumis ont vu leur accès aux réseaux d’achats-vente d’espaces publicitaire coupés. Jusqu’à nouvel ordre. Au total, plusieurs dizaines de millions d’euros de revenus publicitaires ont d’ores et déjà été perdus par ces acteurs européens qui refusent de « servir la soupe » en fournissant des données et des garanties excessives aux grandes régies et solutions logicielles de gestion de données américaines. Dans ce chantage contractuel, les acteurs européens sont désormais réduits à devoir choisir entre deux rôles. Soit ils deviennent les « assureurs-vie » des géants de l’informatique qui leur transfèrent le risque de non-conformité au RGPD. Soit ils renoncent aux revenus issus de la publicité en ligne, car les trois-quarts de la valeur circulant via les réseaux publicitaires passent par des solutions informatiques américaines.
Si l’instrumentalisation de la réglementation européenne continue de faire le jeu du contractant le plus fort, il ne restera, pour les plus faibles, que le choix entre mentir (garantir plus qu’on ne le peut vraiment) ou mourir (renoncer à des sources vitales de revenus). Finalement, face à ces garanties « de papier », aucune de ces alternatives n’aboutit à mieux protéger les internautes européens ni à étendre leur protection hors des frontières européennes.
Que dit réellement le RGPD ?
Faut-il pour autant accuser le RGPD ou les régulateurs européens de tous ces maux ? Non, car le texte du RGPD a été bien pensé, négocié âprement durant quatre années et correctement rédigé. Les pratiques d’instrumentalisation qu’on peut observer tiennent simplement à l’interprétation de ce règlement par des acteurs économiques qui, par habitude culturelle, pensent qu’un bon contrat soumis au droit américain vaut mieux qu’un mauvais procès en Europe. Il ne s’agit donc pas de succomber à l’auto-flagellation, car le RGPD promet d’être un bon texte si les promesses placées par les législateurs européens sont tenues, en particulier l’harmonisation des interprétations nationales et l’uniformité et l’efficacité des sanctions. Il ne s’agit pas non plus de sombrer dans un anti-américanisme primaire. Il s’agit seulement d’observer l’effet des rapports de force économiques à l’heure où la valeur des données personnelles est devenue un enjeu stratégique pour la souveraineté des Etats et des économies européennes. Les enjeux de régulation ne sont donc pas une affaire de technique juridique, mais de vision politique.
Les régulateurs nationaux des Etats européens ont l’obligation de se mettre d’accord, malgré leurs divergences culturelles. Leur point de consensus le plus immédiat s’est concentré très vite autour d’une interprétation très stricte du règlement, alors même que le RGPD n’impose pas toujours le consentement des internautes pour pouvoir utiliser leurs données. Le règlement permet aussi à une entreprise de traiter des données lorsqu’elle démontre qu’elle poursuit un « intérêt légitime » et qu’elle apporte des garanties effectives suffisantes pour protéger les droits et libertés des personnes. Sans cette exigence d’équilibre entre un intérêt économique et les droits des personnes, il deviendrait impossible de développer des services d’intelligence artificielle basés sur des données personnelles de clients. C’est donc par ignorance de cette exigence issue du RGPD que l’on parvient à des dérives qui consistent à promettre un consentement hypothétique dans un rapport de forces déséquilibré qui échappe à la sincérité due aux internautes.
Il est donc primordial qu’une meilleure pédagogie soit réalisée à l’avenir autour de ces questions réglementaires pour éviter que l’instrumentalisation abusive du RGPD ne se développe au profit du plus fort et non du plus sincère.
Les régulateurs ont dans ce domaine un rôle fondamental à jouer. Ils ne peuvent plus se contenter d’agiter collectivement la théorie du consentement comme une arme à sanctionner ensemble. Ils devront se mettre d’accord sur les équilibres plus complexes que le RGPD exige de leur part, consistant à protéger les personnes malgré leur attirance pour un service, malgré le panurgisme des égos. Elle est là, la régulation profonde : elle ne consiste pas à renvoyer les personnes à leur consentement et les entreprises les plus faibles à des régimes de prohibition. Espérons donc que le futur règlement « ePrivacy », encore en discussion au sein des instances européennes, permettra de poursuivre la construction d’un cadre plus clair et s’accompagnera d’explications suffisantes pour que tous les acteurs économiques puissent s’y conformer sans que cela ne fasse le jeu des plus forts.