Un rapport de Microsoft publié début décembre en partenariat avec l’institut IDC avait mis en avant la transformation numérique des assurances comme un levier majeur d’innovations en faveur de la Relation Client.
Pourtant en matière d’assurance Habitation, second marché d’assurance non-vie le plus important après l’assurance automobile, les assurtechs 100% digitales ne représentent qu’une part infime du marché en France. Ayant indéniablement bousculé le secteur en proposant des processus de souscription allégés, des tarifs attractifs et des délais de remboursement très courts en cas de sinistre, les assurtechs ont logiquement poussé les assureurs habitation historiques à se remettre en cause et à innover à leur tour. Dans ce contexte, une publication de la société de conseil indépendante Optimind, réalisée par son Centre d’Expertise IARD, analyse l’impact de ces nouveaux entrants sur le marché tout en livrant un regard critique sur la pérennité de leurs modèles de développement.
Le marché de l’assurance Habitation en France
Le rapport d’Optimind confirme que « l’assurance multirisque habitation détient une place clé dans les produits d’assurance de masse, et pour cause : obligatoire pour les locataires et les propriétaires dont le logement appartient à une copropriété, elle est classée seconde en termes de montant de primes récoltées en assurance non-vie, derrière l’assurance automobile[1]. » Les experts IARD d’Optimind avancent en effet les chiffres et éléments suivants :
– environ 11,7 milliards d’euros de cotisations d’assurance Habitation payés en France en 2021
– plus de 40 millions d’habitations assurées en 2021 en France
– une hausse de la fréquence de sinistres a été constatée, portée par la hausse de la fréquence en dégât des eaux de 12,6 % sur l’année 2021
– le coût moyen des sinistres est en augmentation depuis une dizaine d’années : + 16,3 % pour un sinistre-incendie et + 26,4 % pour un sinistre Tempête/Grêle/Neige
– le TOP 5 des principaux acteurs du marché est resté inchangé depuis plusieurs années, même si des variations d’une année sur l’autre peuvent être observées. (Groupe Covéa, Crédit Agricole Assurances, Groupe Groupama, Axa France, Macif)
– les processus de souscription chez ces grands acteurs sont similaires, consistant en une vingtaine de questions pour une durée de souscription d’environ 10 mn
– le modèle tarifaire utilisé pour déterminer les montant des primes d’assurance « repose sur la mutualisation du risque, à l’aide de modèles linéaires généralisés (GLM) permettant un découpage du portefeuille en groupes de risques homogènes, déterminés sur la base d’analyses statistiques de la sinistralité selon différents critères afférents au contrat, au logement, à l’assuré, etc … »
Un marché bousculé par de nouveaux acteurs
Apparues ces dernières années sur le marché, de nombreuses assurtechs sont venues bousculer les assureurs traditionnels en proposant des démarches de souscription et de remboursement suite à un sinistre plus rapides, le tout à des prix attractifs. Sans surprise, ces dernières « mettent en avant la digitalisation au service du meilleur rapport qualité / prix. »
L’étude d’Optimind s’est focalisée sur 5 assurtechs innovantes et reconnues :
– Luko (fondée en décembre 2016) : plus de 300 000 clients en janvier 2022, 1 million de clients visés à horizon 2023.
– Lemonade (fondée en avril 2015) : plus de 1,5 million d’assurés en octobre 2022
– Leocare (fondée en juin 2017) : 60 000 clients en novembre 2021
– Alabri (fondée en novembre 2020, assurance exclusive aux clients de la banque en ligne Boursorama) : 460 000 clients pour les offres Alabri et Boursorama Protection confondues, sans possibilité de distingo entre les deux.
– Lovys (fondée en septembre 2017) : 50 000 clients en octobre 2021
Ces acteurs présentent de nombreuses similitudes :
– des « levées de fonds importantes afin de financer leur développement technologique, commercial et leurs besoins en fonds propres » ;
– des « perspectives de développement à l’échelle internationale » ;
– une « expérience client importante » ;
– une « offre de remboursement rapide à l’aide d’une application dédiée ».
Souscription, tarification, transparence : des modèles innovants
Selon la publication d’Optimind, ces assurtechs se distinguent « par un processus de souscription environ deux fois plus rapide que la moyenne des acteurs traditionnels, de par un nombre de questions réduit mais également une digitalisation du processus très poussée. »
En effet en moyenne, seule une dizaine de questions sont posées pour une durée de souscription de 5 minutes. En particulier avec Lemonade et Leocare, ces questionnaires se concentrent principalement « sur les caractéristiques du bien et non sur le profil de personnes qui souhaitent l’assurer. » Outre la souscription, la déclaration des sinistres s’effectue également en ligne.
Ces assurtechs se distinguent aussi des assureurs traditionnels dans leurs modèles de tarification : si les critères tarifaires utilisés demeurent proches, le questionnaire de souscription étant plus court, certaines informations ne sont pas récoltées. De ce fait comme l’indiquent les experts d’Optimind, « la segmentation tarifaire, si elle n’était basée que sur des informations recueillies lors du questionnaire de souscription, serait moins importante. À l’inverse, la mutualisation du risque le serait davantage. » Ainsi commercialement, cette politique se traduit par « une rentabilité moyenne plus faible par contrat que pour les acteurs traditionnels, à compenser par un volume d’affaire important pour que la rentabilité nominale du produit soit bonne. »
En outre certains de ces acteurs complètent les données récoltées à la souscription « par des données externes afin de proposer un tarif plus segmenté : par exemple, en renseignant l’adresse du logement, un recoupage de la base de données de cadastre avec Google Map est réalisé afin de connaitre la superficie du terrain, de la toiture ainsi que les dépendances. » Il est alors inutile de poser la question au futur assuré lors de la souscription pour obtenir ce type d’informations.
Les assurtechs utilisent aussi des algorithmes sur la base de l’adresse du bien concerné, afin de les croiser avec d’autres données open source, permettant de fournir rapidement « quatre critères de risques utilisés lors de la tarification : le risque d’inondation, industriel, de vol et de terrain. »
Résultat pour l’ensemble de ces assurtechs, celles-ci pratiquent « une fourchette de prix plus ciblée, avec des tranches de valeur mobilière allant entre 5 000 € et 200 000 €. » De leur côté, les assureurs traditionnels « proposent généralement une couverture économique (valeur mobilière inférieure à 10 000 €), médium (valeur mobilière entre 10 et 30 000 €) et premium (valeur mobilière supérieure à 30 000 €). » Concernant les garanties proposées, on retrouve chez ces nouveaux acteurs les garanties classiques avec toutefois certaines restrictions, notamment concernant les événements climatiques, le vandalisme, des plafonds de garantie ou des prestations d’assistance plus limitées aux cas d’urgence. Les assurtechs mettent cependant souvent en avant leurs « franchises modulables, utilisant ainsi le niveau de franchise comme levier tarifaire, alors que les acteurs historiques disposent de franchises fixes. »
Enfin là où ces assurtechs bousculent encore les habitudes du marché, c’est en « revendiquant la transparence sur l’utilisation des primes réglant les sinistres. » En effet la plupart d’entre elles proposent de reverser à des associations la part de primes non utilisées pour indemniser les sinistres, ce qui attire de nombreux clients : c’est le principe du giveback. « Par exemple chez Luko, 70 % des cotisations sont placées dans le pot commun pour tous les assurés. Cet argent sert à rembourser les sinistres. Les 30 % restants sont dédiés aux frais de gestion de Luko : service client, gestion de sinistre, innovation, etc. Enfin, s’il reste de l’argent en fin d’année, il est reversé à l’association choisie par l’assuré ! »
Ce modèle est-il vraiment pérenne ?
Cependant malgré tous les innovations et apports de ces « nouveaux acteurs » de l’assurance Habitation, les experts d’Optimind relativisent largement la pérennité de leurs modèles de développement, certains étant déjà présents sur le marché depuis suffisamment longtemps pour permettre une analyse de leur progression avec recul. En effet pour parler clair, malgré l’attractivité de leurs offres à la fois sur le plan tarifaire et marketing, « les assurtechs ont pourtant du mal à sortir la tête de l’eau. La grande majorité de ces assureurs digitaux sont dans le rouge, en quête de part de marché et ne parviennent donc pas à devenir rentables. » Passées les premières levées de fonds du début, Lemonade a par exemple présenté de réelles difficultés à devenir rentable, avec des pertes importantes sur trois années consécutives.
Les portefeuilles détenus par les assurtechs restent particulièrement peu importants : « malgré la communication via les affiches des bus et des métros ou encore les réseaux sociaux, Luko, Lemonade et Leocare comptabilisent à elles trois, moins de 1 % des contrats du marché français de l’assurance habitation. »
Plusieurs raisons sont évoquées pour expliquer ce constat :
– un obstacle majeur d’ordre réglementaire : « le secteur de l’assurance étant très réglementé, ces acteurs doivent être en mesure de respecter l’ensemble des contraintes prudentielles et de conformité du secteur. »
– ces assurtechs visent un public restreint, « totalement digitalisé et pour la plupart ayant déjà souscrit un contrat au sein d’une assurance plus traditionnelle. »
– une méconnaissance des assurés de leurs possibilités désormais facilitées de résilier leur contrat d’assurance actuel à tout moment après un an de souscription, grâce à la loi Hamon
Ainsi après une phase « d’euphorie générale », les experts d’Optimind concluent à « un certain retour à la normale qui s’amorce pour les assurtechs qui peinent à trouver de la rentabilité et à amortir les coûts liés à la pandémie. » Ceci se traduit notamment par « des licenciements importants, allant de 20 % à 30 % des effectifs », une baisse de la valorisation des assurtechs stars comme Lemonade, et des levées de fonds pour le premier trimestre 2022 « au niveau mondial au plus bas depuis près de deux ans. »
Devant évoluer « dans un environnement plus compliqué et incertain », les assurtechs ont déjà tenté de se diversifier et d’amender leur modèle, sachant qu’elles sont cependant coincées sur le point de l’augmentation des tarifs puisqu’elles ont bâti tout leur business model sur l’attractivité tarifaire. Toutes n’adoptent pas la même stratégie, Luko essayant de diversifier ses produits en pénétrant d’autres marchés de l’assurance (assurance emprunteur, animaux…) tandis qu’en revanche, Leocare s’est davantage concentrée sur l’assurance Auto. Ainsi « les trajectoires de croissance de Luko et de Leocare soulèvent la question du mono ou multiproduit sur l’assurance dommages pour maximiser sa rentabilité, une question qui n’est pas encore tranchée. »
Une transformation de l’assurance habitation pas encore aboutie ?
La publication d’Optimind se termine par une conclusion forte : « la transformation de l’assurance habitation n’est pas encore totalement aboutie. » L’agilité et l’innovation restent deux atouts primordiaux mais face aux pratiques de ces nouveaux entrants, les acteurs historiques ont également répondu eux aussi par de l’innovation, « notamment concernant l’utilisation de données web, map, etc., pour affiner leur tarif ou la digitalisation de leur processus de gestion des sinistres. » Ainsi, « l’opposition entre les acteurs traditionnels et les assurtechs tend à s’estomper. »
Sans grande surprise, nos experts insistent sur l’importance du bon traitement et recueil des données comme outil stratégique indispensable : « l’utilisation de données sous différentes formes permet une transformation du secteur de l’assurance. Ces dernières sont des outils stratégiques pour les assureurs et se doivent d’être qualitatives, sécurisées et conformes afin d’atteindre la maturité nécessaire pour une gestion maîtrisée selon l’usage qui en sera fait. »
Entre innovation constante et adaptation aux nouveaux usages (comme l’émergence des pratiques collaboratives entre particuliers), les assurtechs ont notamment vocation à « s’inscrire parfaitement dans le paysage de l’assurance à la demande, dont le développement est intimement lié aux changements de comportement des souscripteurs. » L’étude cite en exemple Luko qui a concrétisé un partenariat avec AirBnb afin de créer « une nouvelle option d’assurance de location courte durée ».
Enfin, les experts d’Optimind recommandent aux assurtechs de davantage investir dans la gestion des sinistres via l’intelligence artificielle. « Au vu des innovations déjà en cours internationalement, l’usage de l’intelligence artificielle, de la domotique et le développement des maisons intelligentes auront nécessairement des impacts sur l’assurance habitation en France dans les années à venir. »
[1] Source : France Assureurs, « L’assurance française, données clés 2021 »