Dans la foulée de la Journée Mondiale de la Santé Mentale du 10 octobre dernier, Harris Interactive a publié avec l’insurtech Alan la seconde vague de leur baromètre[1] bi-annuel dédié au bien-être mental en entreprise auprès de plus de 4 000 Français.
Outre les inquiétudes en l’avenir, cette seconde vague révèle que la France a plutôt échappé à la « Grande démission », tout en soulignant l’émergence de la « quête de sens » au travail qui traverse toute la société. Principale conclusion de l’étude, le rôle des managers doit être « repensé en profondeur. »
Les chiffres-clés
- 1 Français sur deux « n’a pas confiance en l’avenir »
- 2 salariés sur trois sont prêts « à gagner moins d’argent pour un travail qui a plus de sens »
- 47% des salariés font actuellement état d’une « perte de sens »
- 6 salariés sur dix veulent « discuter avec leur manager de leur avenir et de l’organisation du travail. »
Plus de 50% des Français « n’ont pas confiance en l’avenir »
Fait marquant par rapport au premier semestre 2022, l’anxiété a gagné du terrain chez les salariés français. Le stress (59 %, +4 pts) ; l’inquiétude (52 %, +3 pts) ; et les angoisses (47 %, +6 pts) sont en hausse, du fait du contexte pour le moins « anxiogène » vécu par chacun : instabilité géopolitique, dérèglement climatique, inflation et menace d’une crise économique…
En conséquence, « un Français sur deux n’a pas confiance en l’avenir », d’où l’importance majeure de cette problématique du bien-être mental au sein des entreprises : « sa prise en compte du côté des entreprises progresse de neuf points par rapport à février 2022 et aujourd’hui, un salarié sur deux déclare que son employeur met en place des solutions concrètes pour répondre aux enjeux de bien-être mental. »
Outre le volet bien-être, la crise sanitaire a aussi « poussé les salariés à s’interroger sur le sens de leur relation au travail et à l’entreprise. » Dans ce contexte, près de 9 salariés sur 10 estiment que « leur employeur doit les aider dans cette quête. » Les employeurs semblent avoir d’ailleurs tout intérêt à s’emparer du sujet puisque là encore pour 9 salariés sur 10, « le sens au travail accroît l’engagement et favorise le sentiment de loyauté envers l’employeur. »
L’organisation du travail traditionnelle serait-elle caduque ?
Rappelant l’histoire du modèle fordiste ayant durablement façonné le rapport au travail dans nos sociétés, la spécialiste du marché du travail Laëtitia Vitaud, auteur du livre Du labeur à l’ouvrage, confirme au travers du baromètre la remise en question de l’organisation classique du travail salarié, remettant les faits en perspective.
« avant en échange du labeur, c’est-à-dire une certaine aliénation, on pouvait attendre des contreparties attractives : sécurité de l’emploi, salaires négociés à l’aide de puissants syndicats, congés payés, accès au logement, etc. » Or aujourd’hui, le contexte a très largement changé au point que ce modèle se désagrège pour trois raisons :
- « les inégalités augmentent, les syndicats déclinent, l’accès au logement est compromis, la protection sociale se dégrade, etc… » Ainsi « de nombreux travailleurs subissent la subordination et les contraintes d’un travail pauvre et rigide, sans avoir toutes les contreparties qui rendaient cette aliénation acceptable. »
- « les changements culturels et démographiques ont amené les femmes à prendre plus de place au travail et ont révélé l’incompatibilité du modèle avec la charge parentale et l’aidance. »
- enfin les évolutions technologiques ont aussi joué un rôle majeur dans ces bouleversements : « l’économie industrielle reposait sur la standardisation et la subdivision du travail en tâches normées répétitives. Une économie plus numérique requiert maintenant une organisation du travail différente. Elle s’accommode mieux d’un modèle plus artisanal qui valorise l’autonomie, la créativité, la confiance et la responsabilité. »
Ces évolutions sociétales ont été mises en évidence dans le baromètre :
- en 1990, 92 % des Français en activité estimaient que le travail était important dans leur vie, et 60 % lui assignaient une place « très importante ». Au 2nd semestre 2022, 81 % des salariés octroient une place importante au travail, mais ils ne sont plus que 20 % à lui conférer une place « très importante ».
- les salariés « restent attachés à leur activité professionnelle mais ne veulent plus accomplir un travail qui n’a pas de sens à leurs yeux » : près de 2 salariés sur 3 sont en effet désormais « prêts à gagner moins d’argent pour exercer un travail qui a plus de sens. »
- contrairement aux idées reçues, « la quête de sens n’est pas qu’une préoccupation de cadres. » En effet si 2 salariés sur 3 « s’interrogent davantage sur le sens de leur activité professionnelle depuis la crise sanitaire », ces interrogations concernent 69 % des cadres et professions libérales, mais aussi 65 % des employés et 60 % des ouvriers.
Laëtitia Vitaud confirme ces enseignements : « la quête de sens n’est pas seulement une affaire de cadres privilégiés. Par exemple, les métiers des services de proximité (santé, hôtellerie-restauration, enseignement, services domestiques…) sont concernés massivement par un grand désalignement, à l’œuvre depuis déjà plusieurs décennies. » Ainsi, elle invite tout bonnement à « imaginer un autre rapport au travail et un nouveau contrat d’ouvrage. »
La France aurait-elle échappé à la « Grande Démission » ?
Le baromètre affirme clairement que « le concept, très médiatisé, de « grande démission » se heurte à la réalité des chiffres ».
En effet, 43 % des salariés « sont angoissés à l’idée de se trouver sans emploi » (fin de contrat ou démission sans poste à venir). Il est vrai que 44% des Français ont indiqué qu’ils envisageaient de démissionner mais en réalité, seuls 18 % ont indiqué qu’ils concrétiseraient cette envie dans les prochains mois. A noter que les intentions de mobilités diffèrent selon les secteurs, l’hôtellerie et la restauration étant les plus concernés.
Autant dire qu’échapper à la Grande Démission ne signifie pas que « tout va bien ». C’est en réalité le modèle managérial traditionnel que remet le baromètre en cause, appuyé par l’expertise de Laëtitia Vitaud : « La quête de sens qui traverse le salariat remet en question le modèle managérial. Des alternatives sont possibles et désirables. On a si longtemps séparé ceux qui pensent et ceux qui exécutent. Aujourd’hui, les premiers comme les seconds voudraient collaborer davantage. La hiérarchie à l’ancienne a du plomb dans l’aile. C’est à une « grande discussion » avec leur manager qu’aspirent deux tiers des salariés d’aujourd’hui : à propos de l’organisation de leur travail, mais aussi des perspectives d’évolution et d’apprentissage. »
Le baromètre a ainsi mis en lumière les éléments suivants :
- 6 salariés sur 10 éprouvent le besoin de dialoguer avec leur manager de leur avenir professionnel et « d’ouvrir la boîte de Pandore de l’organisation du travail dans leur entreprise. »
- la figure du manager n’est pas jugée accessible par les salariés : seulement 1 sur 3 songe à « engager la discussion dans les prochains mois » et 6 sur 10 estiment encore « difficile d’évoquer leur état psychologique avec leur supérieur hiérarchique. »
En définitive pour le baromètre, « le manager cristallise le point cardinal du changement. » Rappelant qu’un salarié sur deux a déclaré « ne pas bénéficier de soutien pour évoluer », le baromètre prévoit que « les futures entreprises championnes du bien-être mental seront celles qui feront évoluer leurs pratiques managériales pour répondre à ces nouvelles attentes. »
Des considérations qui font écho aux propos de Thomas Pocher, Directeur Général du centre Leclerc de Templeuve interrogé dans le baromètre : « On essaye quelque part d’appliquer le concept de « symétrie des attentions » : si on s’occupe bien de nos salariés, ils s’occuperont bien de nous. »
La « Grande Discussion » pour faire des managers des « infuseurs de progrès »
Pour éviter la Grande Démission, place donc à la Grande Discussion ! C’est ce qu’a déjà mis en œuvre Marion Menet, Directrice Générale Adjointe chez Agapes Restauration et interrogée sur Alanblog : « Notre premier rôle dans cette quête de sens est de trouver notre singularité et utilité au monde en tant qu’entreprise. Mais cela ne se fait pas via le top management. Il faut au contraire construire les feuilles de route et la vision avec l’intégralité des collaborateurs. »
Laëtitia Vitaud confirme : « les managers aussi ont envie de cette grande discussion. Je pense qu’il faut cesser cette dichotomie entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, ce qui se traduit par moins de couches de management. » Le nouveau rôle du manager serait alors d’être considéré comme un « infuseur de progrès », selon l’expression de Marion Menet : « un manager qui se réjouit des progrès de celui qu’il accompagne, contribuant ainsi à développer un sentiment de fierté pour lui-même, et pour les autres. »
Mais un tel manager « infuseur de progrès » reste-il vraiment un manager ? En effet, s’il est une start-up qui a révolutionné les codes du management et de la gouvernance, c’est bien l’insurtech Alan elle-même, qui a carrément supprimé la fonction de « manager » de son organigramme : chez Alan, pas de réunion, ni de hiérarchie. La transparence des salaires a été instaurée avec une grille salariale unique et les managers ont été mis au placard au profit de « coachs » !