Du 2 au 4 février à Deauville, se sont tenues les 29èmes Rencontres du Risk Management organisées par l’Association pour le Management des Risques et des Assurances de l’Entreprise (AMRAE), réunissant plus de 3000 congressistes sous le slogan « Prenons les risques d’un nouvel élan ». Parmi les différentes personnalités invitées à s’exprimer lors de la séance plénière d’ouverture le 2 février, l’ancien Premier Ministre et actuel Maire du Havre Edouard Philippe a abordé au cours d’une keynote les différentes dimensions du risque auxquelles sont confrontés les responsables publics.
Se refusant à disserter sur la notion théorique de risque, Edouard Philippe a souhaité s’appuyer à la fois sur son expérience au gouvernement et d’élu local, soumettant à l’assemblée ses réflexions relatives à trois questions fondamentales, concernant les approches généralement pratiquées en France en matière de prévention ou de lutte contre les risques, afin de faire évoluer les mentalités.
Une approche française des risques trop juridique ?
Edouard Philippe s’est d’abord interrogé sur l’approche que la France développe depuis plusieurs années en matière de prévention et de prise en compte des risques naturels, pensant aux différents Plans de Prévention des Risques Naturels (PPRI et PPRL) adoptés par les collectivités territoriales concernées afin de prévenir les changements climatiques et le risque croissant de submersion marine.
En effet, toutes les communes littorales ont élaboré des PPRL, déterminant ainsi des zones à aléa faible ou fort, soumises à la législation nationale en matière d’urbanisme. Edouard Philippe a cependant été frappé par le fait qu’en vue de prévenir ce risque, l’approche française semble exclusivement juridique et fort peu orientée vers la technologie de projets d’infrastructure, écartant ainsi la possibilité d’aller vers la maitrise du risque par l’action. Par exemple en matière de submersion marine, la présence d’ouvrages de protection a été délibérément écartée dans les critères de détermination des zones à alea faible ou fort. Lorsqu’un PPRL est élaboré, on part donc du principe qu’une digue ou tout système de protection sera réduit à néant.
L’ancien Premier Ministre a donc déploré une approche qui écarte la technologie et la construction d’infrastructures de la modélisation du risque, se posant ainsi ouvertement la question : « les Hollandais auraient-ils construit les polders s’ils avaient commencé par faire du droit ? Les travaux permettant d’éviter les phénomènes récurrents de l’Acqua Alta à Venise auraient-ils pu être réglés exclusivement par une approche juridique ? »
Répondant à ces questions par la négative, Edouard Philippe a donc plaidé pour une conception de la gestion du risque qui ne se limite pas à une affaire de droit mais soit aussi « une affaire d’innovation, d’inventivité, d’ingénierie. En quelque sorte, de prise de risque ! »
La pondération des différents risques et leur traitement dans le débat public
Second point que l’ancien Premier Ministre a tenu à aborder, le traitement du risque technologique et la façon dont ceux-ci sont appréhendés dans l’espace public : Edouard Philippe a rappelé qu’il était Maire et Président d’une communauté urbaine dans laquelle sont installés pas moins de 17 sites classés SEVESO en « seuil haut », faisant le constat d’une grande acceptation du risque technologique ou industriel dans son territoire, qui comprend également une très importante zone industrialo-portuaire.
Ayant rappelé que ces sites SEVESO étaient sources d’emplois et de richesses, il a naturellement convenu des risques technologiques induits par ces installations, notamment sur le plan nucléaire. Il a cependant regretté que « ces risques ne soient pas évoqués dans toutes leurs dimensions », notamment par les groupes anti-nucléaires qui pointent, à juste titre, « le potentiel extrêmement grave de tout accident nucléaire. » A l’aune de cette extrême gravité, ces groupes considèrent qu’il n’est pas raisonnable de miser sur la technologie nucléaire du fait des accidents susceptibles de survenir.
En revanche, Edouard Philippe a regretté qu’une autre dimension du sujet soit nettement moins prise en compte : à savoir le fait que « les accidents nucléaires sont bien moins fréquents que ceux qui survenus dans d’autres industries comme celles du charbon ou l’industrie chimique, qui ont fait bien plus de morts. » Il a par ailleurs évoqué deux autres éléments faisant partie d’après lui de l’équation :
- la nature particulière du risque d’accident nucléaire en termes d’intensité et de durée des dommages, ce qui réduirait à néant l’intérêt de dompter cette énergie.
- la nécessité d’évaluer en parallèle le risque nucléaire en comparaison d’un autre risque tout aussi grave, celui du réchauffement climatique.
Il a ainsi souligné un paradoxe à ses yeux : de nombreux organismes et personnes rejettent le nucléaire tout en avançant la nécessité de lutter contre le réchauffement climatique, qui apparaît à chacun comme « un risque essentiel, certain et totalement systémique. » Au vu du danger imminent, tout le monde s’accorde en effet de la nécessité de lutter dès maintenant contre ce réchauffement, sinon à l’avenir il sera trop tard. Et pourtant, la plupart de ces personnes ou organismes ne mettent pas le risque nucléaire, potentiellement très grave mais incertain, en balance avec la certitude du risque du dérèglement climatique.
Ainsi le point essentiel, d’après l’ancien Premier Ministre, est de « mettre en balance les différents risques afin de déterminer le plus important, le plus urgent à traiter » afin de définir des priorités. Ce type de démarche n’étant pas suffisamment réalisé, il a ainsi déploré que les natures des différents risques évoqués ne soient guère pondérées dans le débat public et médiatique, celui-ci allant rarement jusqu’au niveau de détail et de précision adéquats.
Comment concilier une gestion de crise efficace et la maitrise du risque pénal encouru ?
Troisième et dernière question qu’a souhaité aborder l’ancien Premier Ministre, celle du risque pénal encouru par les gestionnaires de crise, qui se retrouvent à devoir composer avec ce risque lors de toute prise de décisions, alors que la crise peut exiger des décisions drastiques et urgentes. Il s’est formulé cette réflexion à l’occasion de la gestion de la pandémie de Covid-19, qui a éclaté alors qu’il était en poste à Matignon.
Il a ainsi pu expérimenter la grande complexité des machineries de l’Etat, encadrées par le droit, morcelées dans leur organisation, et la difficulté de gérer les administrations. Il s’est retrouvé à « devoir gérer une crise sanitaire intense et complexe, à prendre des décisions rapides, avec une incertitude sur la façon dont le risque pénal serait appréhendé. » Relatant son expérience, il a ainsi rapporté qu’à partir du moment où la dimension pénale est apparue dans cette crise, « le système français s’est crispé et sédimenté très vite, beaucoup s’étant défaussés de leurs responsabilités pour ne pas s’exposer à ce risque pénal. »
Son expérience l’a ainsi convaincu que « devoir concilier une gestion de crise et en même temps le risque pénal provoque mécaniquement un impact négatif sur la gestion de la crise en elle-même », sur la fluidité des informations échangées ou sur la capacité à s’organiser rapidement. Il en a conclu que le risque pénal gêne de fait l’action publique de gestion de crise tout en convenant que naturellement, les actions devaient pouvoir être justifiées et que chacun devait assumer ses responsabilités.
Concluant son intervention, Edouard Philippe a ainsi plaidé pour que ce sujet de fond soit utilement débattu, afin de « faire en sorte que le risque pénal individuel soit considéré comme moins important et n’influe pas négativement sur la qualité de la gestion de la crise, qui elle est collective. » Tout semble indiquer en effet que de nouvelles crises se produiront, à plus ou moins brève échéance…
Retrouvez l’intégralité de la prise de parole d’Edouard Philippe en ouverture des Rencontres de l’AMRAE.