Du 2 au 4 février à Deauville, se sont tenues les 29èmes Rencontres du Risk Management organisées par l’Association pour le Management des Risques et des Assurances de l’Entreprise (AMRAE), réunissant plus de 3000 congressistes sous le slogan « Prenons les risques d’un nouvel élan ». Parmi les différentes tables rondes au programme, celle du 2 février a réuni différents intervenants publics et privés pour évoquer les manières d’appréhender et d’anticiper les risques, afin de se préparer aux prochaines crises que l’avenir nous réserve.
Animée par le journaliste président de L’Opinion Nicolas Beytout, cette table-ronde organisée le mercredi 2 février était consacrée au thème suivant : « « Re » prendre des risques ensemble, tout en se préparant aux prochaines crises, un nouveau modèle de résilience collective plus durable ? » L’idée de cette table ronde partait du constat que la pandémie ayant accéléré l’adaptation – notamment numérique – des entreprises pour maintenir et poursuivre leur activité, l’économie réelle redémarre aujourd’hui tout en se préparant à absorber de futurs chocs systémiques : climatiques, technologiques, sanitaires, sociaux ou financiers. L’enjeu semble désormais de trouver la meilleure articulation possible de gestion du risque, entre le rôle de l’Etat, des entreprises et de l’ensemble de la société, pour faire mieux cohabiter l’intérêt collectif et les intérêts individuels.
Intervenants :
– Philippe AUGIER, Maire de Deauville, Président du Conseil d’Administration du PMU
– Bertrand BADRÉ, CEO du fonds d’investissement Blue Like an Orange Sustainable Capital, ancien Directeur financier de la Banque mondiale, du Crédit Agricole et de la Société Générale
– Fanny LETIER, cofondatrice de la société d’accompagnement et d’investissement « evergreen » GENEO, ancienne responsable du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI)
– Edouard PHILIPPE, Maire du Havre, Ancien Premier Ministre
« Le plus grand risque, c’est de ne rien faire » : la nécessité d’agir et de changer de modèle
Témoignant de leurs parcours, Fanny Letier et Bertrand Badré ont tous deux décrits un système nécessitant de profonds changements, ce qui les a motivés dans leurs démarches respectives de fonder leurs propres sociétés d’investissement pour soutenir activement l’émergence d’un nouveau modèle radicalement différent.
Fanny Letier a ainsi témoigné que dans certaines situations de sa grande carrière publique, il lui est apparu que « le plus grand des risques parfois est de ne rien faire. Prendre des risques est pertinent si en face il y a des opportunités à concrétiser : la balance entre bénéfices et risques doit être jugée intéressante. » C’est pourquoi elle a fini par créer son entreprise dont la raison d’être est de « contribuer à bâtir une économie résiliente et durable » : elle a insisté sur l’ensemble du tissu des PME et des Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI), voué à jouer rôle essentiel ces prochaines années et qui représente déjà aujourd’hui « 75% des emplois en France et 300% de la création nette d’emploi. » Soulignant que les ETI représentent 5000 entreprises, elle a rappelé que celles-ci « ont créé 300 000 emplois entre 2009 et 2016 en France tandis que les grands groupes en détruisaient 100 000. » Une tendance qui devrait se poursuivre, mais cela signifie que « ces entreprises modestes doivent prendre des risques au quotidien et s’adapter à toutes les transformations permanentes qui traversent nos sociétés. »
Or d’après elle, « la finance est là pour rendre possible ces rêves entrepreneuriaux, et donc créer des emplois, » rappelant qu’un emploi créé dans une ETI provoque la création de 3,5 emplois dans l’économie par l’effet d’entrainement sur l’écosystème local. Forte de son expérience de 10 ans au Ministère des Finances, elle a compris qu’il manquait cependant un outil, « une nouvelle forme de capital investissement, à savoir le capital entrepreneur. » Elle a donc créé sa propre entreprise d’accompagnement.
De son conté, Bertrand Badré a vu s’opérer les transformations de la finance durant une quinzaine d’années, et a vu le système s’effondrer lors de la crise de 2008. Fort de son expérience à la Banque Mondiale, il avait à l’époque participé « aux travaux de réforme ou non-réforme » du système financier international, soulignant les nombreux engagements pris en septembre 2015 à New York dans le cadre du Sommet des Nations unies sur le développement durable, deux mois avant la COP 21. Ces engagements affirmaient déjà « l’idée d’une économie inclusive, résiliente et durable. » Il s’est cependant posé rapidement la question suivante : « le système est-il équipé pour aller naturellement dans cette direction » ?
A force d’écrire des livres sur le sujet, il a fini par nourrir la conviction de la nécessité d’agir directement. Convaincu que la bataille du Développement Durable ne se gagnera pas au sein des pays développés mais des pays émergents ou en développement (Nigéria, Brésil, Inde…), il a ainsi exprimé ses regrets de voir des milliards de dollars investis à taux zéro en Europe, même pour de très bonnes raisons, au lieu d’être investis là-bas : « et comme en conséquence, nous n’avons pas le développement souhaité dans ces pays émergents, on finit par construire des murs et mettre des bateaux en Méditerranée. C’est pourquoi il faut mettre en place les outils nécessaires dans ces pays afin de rendre à terme ces murs et ces bateaux inutiles. »
Convaincu de ce rôle que doit jouer la finance, il a ainsi fondé son entreprise visant à obtenir les moyens pour financer la santé, l’éducation, l’accès au crédit, l’agriculture et pour mobiliser les ressources dans ces pays-là. Citant Sainte Thérèse d’Avila, « l’argent est à la fois un excrément du diable et un merveilleux engrais », il a ainsi affirmé sa conviction que « la finance doit aider à aller au-devant de ces questions-là. Nous sommes très bien ici entre nous, mais nous risquons de devenir les bobos de la planète. Si nous restons dans notre bulle, les autres pays vont nous reprocher d’avoir utilisé les réserves de la planète depuis 200 ans de façon agressive, et de demander maintenant que tout le monde se serre la ceinture. »
Les Maires appellent simplifier les processus de gestion du risque
En tant que Maires, Philippe Augier et Edouard Philippe ont tous deux abondé dans le sens d’une nécessité de changement large de mentalité et de mode d’appréhension du risque. « Nous avons une multitude de plans de prévention des risques, Jacques Chirac a inscrit le principe de précaution dans la Constitution, ce qui complique les choses. Or nous nous rendons compte qu’avec tous les plans de précaution et de prévention que nous avons, les gens investis dans la vie publique perdent le sens de l’audace et de l’entreprenariat. Il y a une sorte de précaution permanente qui nous coince. En outre, le risque pénal fait fuir un certain nombre de talents, qui pourraient servir utilement la collectivité mais craignent cette prise de responsabilité au vu des risques judiciaires encourus, » a ainsi déploré Philippe Augier.
Rejoignant ainsi les propos déjà exprimés par Edouard Philippe lors de sa Keynote, le Maire de Deauville a rapporté un paradoxe : ayant vécu la multitude de révolutions scientifiques survenue entre les années 80 et 90, notamment informatiques et biologiques, il s’est rendu compte que cependant « le politique n’a rien prévu face à ces révolutions : il faut maintenant dépasser le débat politique terre à terre décevant pour se poser les vraies questions de l’avenir. Et la question du risque sous tous ses aspects est absolument majeure. »
Appuyant les propos de son homologue, Edouard Philippe a déploré de son côté « des processus de gestion de crise écrits très lourds et au final, plus personne ne connait rien. Les dispositifs règlementaires sont très complets mais on ne peut se contenter de murailles de papiers. »
Quelles solutions ? Le monde économique et financier doivent-ils se transformer radicalement ?
Fanny Letier et Bertrand Badré ont tous deux été assez catégoriques sur la nécessité pour la finance de se transformer. « Il faut une finance positive qui ne bride pas mais rende possible avec un risque maitrisé. C’est notre raison d’être au sein de GENEO, nous l’avons théorisé et inscrit dans nos statuts », a ainsi souligné Fanny Letier, en distinguant quatre composantes d’action essentielles :
- La réflexion sur le temps : si un fonds d’investissement raisonne seulement à 5 ans, il est pris dans un carcan. Il faut donc oser le long terme, c’est pourquoi sa société d’investissements a été créée pour une durée de vie de 99 ans renouvelable : un modèle qui existe aux USA et en Scandinavie mais encore peu développé en France. Cela n’a pas empêché GENEO de « lever 300 millions d’euros en 2 ans et demi. Il est donc possible d’être performant sur le long terme, les sociétés dans lesquelles GENEO a investi ont d’ailleurs déjà doublé ou triplé de taille en 2 ans. »
- Pour maitriser le risque d’exécution, « le capital humain est le nerf de la guerre. » Les stratèges et dirigeants brillants ne manquent pas, mais l’exécution est l’affaire « d’un commando composé de l’ensemble des collaborateurs et parties prenantes de l’entreprise, qui constituent son capital humain. »
- Repenser le partage de la valeur, en vue d’une économie résiliente et durable : « il faut que toutes les parties aient intérêt à une croissance durable et s’y retrouvent. Si tout est concentré dans les mains de quelques-uns, cela ne pourra que générer des tensions à plus ou moins court terme. » Fanny Letier a ainsi évoqué des pistes comme l’actionnariat salarié ou la répartition de valeurs sur toute la chaine de valeurs de l’entreprise. Sa propre entreprise reverse ainsi une partie de ses gains à un fonds de dotation qui « rend aux territoires ce que ces derniers ont contribué eux-mêmes à créer. »
- Il faut enfin rechercher un impact positif sur le monde : « il y a urgence et il est peut-être trop tard pour se contenter simplement d’une politique RSE. » Avec le réchauffement climatique, les crises sanitaires et la crise du monde du travail, « il faut véritablement repenser le positionnement stratégique des entreprises et de leurs offres, les inciter à innover et à prendre des risques pour que leur activité ait un impact positif sur le monde. » Or ce n’est pas facile pour une entreprise dans l’industrie de 100 ou 200 ans d’âge, cela représente une prise de risques considérable. C’est pourquoi « la finance doit bouger et ne plus financer uniquement les secteurs dont la contribution est la plus évidente, comme la santé ou l’éducation. L’économie a besoin d’industrie, il faut donc que des fonds se positionnent sur toutes les entreprises de l’économie traditionnelle et les aident à se transformer. »
« Si nous combinons cela, maitrise du temps, capital humain, partage de la valeur et impact positif, nous avons la conviction que nous pourrons faire de grandes aventures de croissance forte et durable », a ainsi conclu Fanny Letier, tout en mettant en garde « à ne pas considérer le risque isolément sinon on ne fait rien. »
Allant lui aussi dans le sens d’une nécessité de changement radical et impérieux, Bertrand Badré a exprimé de son côté sa « conviction que le système d’aujourd’hui ne permettra pas d’aller dans la direction qu’est la sienne de manière structurelle et sérieuse » : il a ainsi appelé à en finir avec le modèle de l’école de Chicago, tourné autour du couple risque/rendement, très productifs dans les années 70/80 mais qui aurait touché ses limites avec la crise financière. « Il faut passer à un modèle risque/rendement/impact, le profit ne doit plus être une fin en soi mais un moyen en vue d’une fin. L’objet de l’entreprise devient de trouver des solutions profitables et le profit étant légitime, il retrouve alors toute sa valeur. Cela révolutionnera toute notre vie quotidienne. Mais ce sujet-là va nous prendre 20 ans : tant qu’on ne rentrera pas dans le dur, on va se raconter des histoires. »
Estimant les Etats-Unis très en retard sur ces sujets, il a donc plaidé pour que l’Europe prenne ses responsabilités et s’engage avec les pays émergents. D’après lui, le système financier actuel ne récompense pas ceux qui s’engagent dans la direction du Développement Durable, et ne punit pas ceux qui vont dans la mauvaise. Estimant que le temps des pionniers du Développement Durable est terminé, il a appelé à ce que cette notion devienne la règle, la routine fondamentale.
Terminant ses propos par une citation de Michel Houellebecq en guise d’anti-prophétie « ne vous précipitez pas sur le monde d’après, c’est le monde d’avant en pire », il a exprimé son espoir que l’avenir puisse démontrer le contraire.
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