Quelles sont les applications concrètes court-terme de l’Intelligence Artificielle dans le secteur de l’assurance ? Dans quelle partie de la chaîne de valeur de l’assurance l’Intelligence Artificielle vous semble-t-elle la plus prometteuse ?
Dans nos secteurs, l’Intelligence Artificielle a d’ores et déjà trouvé un espace privilégié dans la relation client. Des acteurs de taille significative ont mis en place des chatbots, qui peuvent intervenir avant ou après-vente, dans différentes circonstances de la vie d’un contrat (prévention, déclaration de sinistre, etc.), avec déjà un certain niveau de pertinence. Ils progresseront nécessairement. Une autre application concrète concerne tout le domaine des assurtechs, lesquelles sont principalement orientées sur la détection de fraude, avec là aussi des résultats encourageants. On évoque des développements importants sur les marchés des particuliers, dans la possibilité d’une individualisation accrue des produits, liée à une perception plus fine des clients. Mais c’est seulement la partie visible. En réalité, l’IA devrait être envisagée comme un véritable instrument de gouvernance des risques. D’une part, parce qu’en effet, améliorer le « profilage », mieux identifier les profils de risque, mieux comprendre et interpréter les besoins, permet aux assureurs de proposer une meilleure protection du consommateur, de renforcer leur mission de conseil. Mais aussi parce que plus globalement, l’IA nous donne les moyens, les données, et donc la capacité d’affiner notre connaissance du risque, quel qu’il soit. De mieux faire émerger les signaux faibles, d’améliorer la prédictibilité des modèles. C’est une perspective pour la gestion des risques dans son ensemble, beaucoup plus qu’un outil au service du marketing.
Manque-t-on encore, sur le secteur de l’assurance, de connaissances et de compétences dans le domaine de l’Intelligence Artificielle ?
La profession actuarielle s’oblige à un perfectionnement professionnel continu, parce qu’elle est consciente qu’en matière technologique, entre autres, le progrès n’arrêtera jamais de nous challenger. Donc oui, par principe, l’actuaire que je suis juge perfectible notre niveau de connaissance collectif. Mais est-ce spécifique au secteur de l’assurance ? Je ne le pense pas. Il faut avoir à l’esprit que, plus encore que l’informatique des particuliers ou Internet avant elle, l’IA a fait émerger très vite, très fort, et partout, des besoins en compétences. Or il faut au moins 5 ans pour former un ingénieur, 8 ans pour former un actuaire, des années pour « adapter » des équipes entières à toute innovation. L’Institut des actuaires a très tôt proposé des formations pour accompagner ces disruptions, en Data Science notamment. Les cursus, initiaux comme continus, s’adaptent pour apporter ces compétences. Cela prend du temps, Tout comme l’adaptation des organisations elles-mêmes à des formes de travail plus agiles, transversales.
L’Intelligence Artificielle permet-elle de se « libérer » de certains collaborateurs ou de libérer du temps pour les collaborateurs ?
Toute évolution technologique s’accompagne de ce paradoxe. Est-ce une menace ou une opportunité pour l’humain ? L’IA n’y fait pas exception, et il est assez probable que son déploiement conduise effectivement à une réaffectation de certaines ressources. Mais ce qui distinguera toujours l’intelligence humaine est sa capacité de discernement, et elle est au cœur de nos métiers. L’actuariat a toujours utilisé des algorithmes. L’IA permet certes des développements plus complexes, qui améliorent notre capacité de vision, d’individualisation, mais la vraie question est la transparence des algorithmes, leurs biais, l’équité entre les assurés, les aspects réglementaires et de contrôle… Cette « éthique des algorithmes » est nécessairement humaine : c’est à celui qui les programme d’adopter un comportement responsable, au regard des données et de la manière de les utiliser, du cadre réglementaire, etc. Pour les actuaires cela pourrait se traduire par de nouvelles normes professionnelles voire de se conformer à de nouvelles exigences réglementaires. Et pour l’ensemble de nos métiers, la question n’est pas ce que l’on peut faire mais ce qu’il est légitime et opportun de faire. C’est, plus qu’une menace, une opportunité de progrès collectif.
Toutes les conditions sont-elles réunies pour un développement rapide et généralisé de l’Intelligence Artificielle dans le secteur de l’assurance ? L’Intelligence Artificielle est-elle clairement la priorité pour le futur de l’assurance (IA First) ?
Dans l’assurance, l’IA devrait effectivement être une priorité. Elle ne l’est pas encore, car les assureurs doivent avant tout se concentrer sur des contraintes fortes, liées aux évolutions réglementaires, à un contexte prolongé de taux bas, à leurs exigences de solvabilité… Cette pression affecte leurs efforts de développement, avec pour effet que cette transformation de grande ampleur se fait lentement. Beaucoup de projets ne passent pas à l’état de mise en marché. D’autres freins sont liés au cadre européen d’utilisation des données, plus protecteur que dans le reste du monde, qui induit de facto des limites intellectuelles à notre capacité de disruption : on n’investit pas là où on sait qu’on n’ira de toute façon pas. Le développement de l’IA en sera sans doute impacté dans sa rapidité, pas dans sa qualité, alors même que dans certains pays, l’IA fait l’objet d’investissements massifs, de priorités gouvernementales et d’expérimentation de grande ampleur.
David Dubois – Président – Institut des actuaires
ITW réalisé avant période de confinement et intégré dans le mag #1 « Dessine-moi l’assurance » effectué par Jean-Luc Gambey – Vovoxx