Alors que les critiques contre les assureurs santé montent, une majorité d’Américains restent satisfaits de leur couverture, reflétant les paradoxes d’un système hybride et libéral.
Le meurtre du PDG de UnitedHealthcare, Brian Thompson, le 4 décembre dernier, a brutalement mis en lumière les fractures d’un système de santé américain. Cet acte a également déclenché une vague de réactions ambivalentes : si l’horreur de l’événement a été dénoncée, des messages en ligne ont révélé une hostilité diffuse envers l’industrie des assurances santé, et aussi pharmaceutique. Les inscriptions retrouvées sur les douilles laissées par le meurtrier – « retarder », « refuser », « poursuivre » – illustrent les griefs récurrents d’un certain nombre d’Américains contre des pratiques accusées d’entraver l’accès aux soins.
Pourtant, dans ce climat de méfiance, un sondage datant de novembre 2022 réalisé par YouGov, révèle que 59 % des Américains se déclarent globalement satisfaits de leur couverture santé. Une statistique surprenante, qui soulève un paradoxe : cette satisfaction est-elle le fruit d’un véritable attachement à l’assurance, adaptée dans un système complexe et où les frais de santé sont élevés, ou simplement d’une résignation face à l’absence d’alternatives ? À cela s’ajoute une réalité contrastée : la majorité de la population accède à une assurance santé via leur employeur ou des programmes d’aide publique, d’autres se tournent vers le marché privé en sacrifiant une partie de leur portefeuille personnel, quand une autre partie reste n’est pas assurée (8,3 % des Américains en 2021 selon Statista).
La domination d’un marché privé
Le système de santé américain, construit autour d’un mélange de gestion privée et publique, n’est pas unique parmi les pays développés, mais il est plus libéralisé que la moyenne. Aux États-Unis, les assureurs privés, souvent liés à de puissants intermédiaires pharmaceutiques, jouent en effet un rôle central. En 2022, selon l’Association médicale américaine, quatre grandes entreprises – avec en première position Caremark de la chaîne CVS Pharmacy, suivies de Optum Rx de UnitedHealth Group, et de Express Scripts de l’assureur Cigna dont UnitedHealth – contrôlaient à elles seules 70 % du marché des intermédiaires en médicaments, renforçant un système dominé par des logiques de profit.
Cette configuration a ainsi favorisé l’émergence de géants économiques. En 2023, UnitedHealth a redistribué 15 milliards de dollars à ses actionnaires et prévoit un chiffre d’affaires de 450 milliards de dollars d’ici 2025. Ce succès financier exacerbe les critiques d’un système où la rentabilité semble primer sur la santé publique, en ce que les assureurs sont réputés refuser des remboursements.
Réformer sans bouleverser
Depuis les années 1920, l’assurance santé privée a émergé dans le paysage économique et social américain où elle était initialement conçue pour couvrir les frais des hôpitaux et répondre aux besoins des employeurs.
Les différentes réformes ont développé un système plus hybride avec plus de prise en charge des frais de santé par des fonds publics pour certaines tranches de la population. Cependant, les assureurs privés ont été peu contraints à évoluer. Les dispositifs de Medicare et Medicaid (1965) ont évolué sous les différentes présidences, mais ni Bill Clinton dans les années 1990 ni Barack Obama n’ont véritablement remis en cause le rôle des assureurs privés. Si l’Obamacare a élargi l’accès aux soins et renforcé certaines protections, qui différent selon les États, il a également maintenu la centralité du marché privé, dans l’esprit de dynamiser l’économie.
Aujourd’hui, les appels de figures progressistes comme Bernie Sanders en faveur d’un système universel et public peinent à trouver un écho. Dans un pays où le droit à la santé n’est pas garanti, et où la notion de responsabilité individuelle est forte, ce changement radical semble difficile à trouver, d’autant plus avec l’investiture prochaine de Donald Trump qui entend notamment affaiblir en substance l’Obamacare.
Satisfaction ou résignation ?
Le sondage YouGov, révélant que 59 % des Américains se disent satisfaits de leur assurance santé, peut paraître en décalage avec la colère exprimée par d’autres. Une possible explication réside dans le pragmatisme des ménages, qui comparent leur situation aux millions de ménages américains qui ne sont pas couverts, ou lourdement endettés par des frais médicaux. Aussi, l’idée de la mise en place d’un système universel de soins est difficilement concevable aux États-Unis. Selon l’idéal américain, une partie de la population la juge contraire à la liberté individuelle, où la redistribution de l’argent ne fait pas partie de la culture comme nous la concevons.
Cependant, l’insatisfaction reste palpable : l’assurance santé arrive en cinquième position parmi les secteurs que les Américains souhaitent voir davantage régulés, derrière l’Intelligence Artificielle et les armes à feu, selon YouGov.
Cette dualité reflète un système où l’absence de consensus sur les alternatives empêche toute introspection collective. Par ailleurs, la société américaine est une société fragmentée sur cette question. À titre d’exemple, d’après ce sondage, en 2022, 28 % des 18-29 ans de la population américaine souhaitaient que l’assurance soit plus réglementée contre 39 % des 30-44 ans. Ces premiers ont été 44 % à déclarer une intention de vote pour Kamala Harris, à l’époque Joe Biden, contre 19 % de la seconde tranche d’âge pour Donald Trump.
Par ailleurs, face à un système profondément ancré dans l’économie et les cultures régionales, les marges de manœuvre restent étroites en dehors d’une volonté politique forte. Toutefois, le meurtre de Brian Thompson marque peut-être un tournant symbolique, appelant les pouvoirs publics à des réformes sur l’assurance santé dont les contours n’ont pas encore été évoqués par le ministre de la Santé, Robert Kennedy Jr.