Arthur Charpentier, professeur à l’Université du Québec, et l’éditorialiste Xavier Vamparys, ont souhaité traiter le sujet de l’intelligence artificielle et de l’individualisation de l’assurance, dans une étude pour le Programme de recherche sur l’Appréhension des Risques et des Incertitudes (PARI).
L’étude se concentre principalement sur l’individualisation des couvertures d’assurance santé et automobile par le biais de l’IA.
Ces deux branches ont été choisies en raison de la disponibilité historique des données et des technologies avancées telles que les objets connectés. Malgré ces opportunités, l’effet « disruptif » annoncé n’est pas encore pleinement réalisé. Cette étude examine les raisons de cet écart entre les attentes et la réalité, mettant en lumière onze obstacles fondamentaux.
La mutualisation des risques : principal barrage aux avancées promises par l’IA ?
L’usage de l’intelligence artificielle (IA) dans le secteur de l’assurance a entraîné un engouement certain, promettant une individualisation des garanties susceptibles de révolutionner le paysage assurantiel. Cependant, derrière cette apparente innovation se cache une réalité plus nuancée, notamment dans les branches de l’assurance automobile et de l’assurance santé.
Malgré les avancées technologiques et l’émergence de nouvelles approches telles que la tarification basée sur le comportement, l’impact de l’IA sur la personnalisation des garanties semble encore en devenir.
L’étude identifie onze obstacles majeurs, de la nature collective de l’assurance aux considérations morales et sociétales, qui expliquent ce décalage :
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Le caractère collectif de l’assurance
Analyse du défi inhérent à l’approche collective de l’assurance face à l’individualisation promise par l’IA.
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Les convictions de certaines formes d’entreprises d’assurance
Exploration des choix stratégiques de certaines entreprises qui résistent à la transformation vers des modèles plus individualisés.
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Les difficultés liées à la collecte de données utiles à l’IA
Examen des défis liés à l’obtention de données pertinentes, en mettant en évidence les différences entre les données traditionnelles et celles nécessaires à une tarification basée sur le comportement.
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L’intérêt modéré des assureurs pour les nouveaux modèles qui permettraient une individualisation…
Analyse des motivations limitées des assureurs à adopter des approches plus individualisées malgré les opportunités technologiques.
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… et celui des assurés pour les produits connectés
Exploration des réticences des assurés à adopter des produits connectés et à partager des données comportementales.
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L’obstacle de l’explicabilité
Discussion sur la difficulté à expliquer les décisions prises par les modèles d’IA, ce qui entrave leur acceptation.
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L’inertie des assureurs
Analyse de la résistance au changement au sein de l’industrie de l’assurance, entraînant en partie le retard dans l’adoption de l’IA.
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Des assureurs peu proactifs
Discussion sur le manque d’initiative proactive de la part des assureurs pour explorer de nouveaux modèles.
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Une réglementation sur l’utilisation de certaines données personnelles qui laisse relativement peu de place à l’individualisation de la tarification
Examen des contraintes réglementaires qui peuvent entraîner la mise en œuvre de modèles d’IA plus individualisés.
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Une première qui ne reflète pas exclusivement le profil de risque d’un individu
Discussion sur les limites de la prime d’assurance actuelle pour refléter de manière précise le profil de risque d’un individu.
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Quelques considérations morales ou sociétales
Exploration des dilemmes éthiques et sociétaux liés à une individualisation extrême des tarifs d’assurance.
L’IA en assurance : entre promesses et réalités, un bilan inattendu
La conclusion de cette étude est assez édifiante :
« En assurance santé comme en assurance automobile, l’IA n’a à ce jour pas eu l’effet « disruptif » annoncé. L’assurance en 2023, supposément « boostée » par le Big Data et les techniques d’IA les plus récentes, comme le deep learning, ressemble beaucoup à celle du début du XXIème, quand ces techniques étaient encore confidentielles. La raison principale de l’écart entre les promesses de l’IA en assurance et la réalité de l’activité assurantielle tient notamment au caractère intrinsèquement collectif de l’assurance, caractéristique diamétralement opposée à l’approche individuelle des risques promise par l’IA. D’autres raisons, liées en particulier à l’inertie des acteurs du secteur, à leur culture ou aux pratiques de ses spécialistes de la donnée, mais également au caractère obscur d’une l’IA souvent perçue comme une insondable « boîte noire », expliquent également cet écart. Ces raisons sont-elles suffisantes pour conclure à un échec de l’IA en assurance ? Rien n’est moins sûr. La recherche par les assurés de produits et services adaptés à leurs besoins, en assurance comme dans bien d’autres domaines, pourrait profondément changer les pratiques du secteur assurantiel.
Dans leur ouvrage à succès mêlant fiction et prospective, Lee et Qiufan (2021) imaginent un monde dans lequel l’IA permettrait d’ajuster en temps réel la couverture et la prime d’un assuré, en fonction par exemple de son activité ou de ses choix de vie. A un individu dont l’IA déterminerait qu’il est susceptible de développer un diabète, l’assureur proposerait une couverture dont la prime dépend de l’activité physique ou des habitudes alimentaires. Un autre verrait sa prime d’assurance santé ou prévoyance évoluer en fonction de la notation sociale des individus qu’il fréquente ou de la dangerosité des quartiers dans lesquels il se déplace. A chaque décision ou action entreprise par un assuré et partagée avec l’assureur, par le biais d’objets connectés toujours plus sophistiqués, correspondraient une couverture et une prime intégralement individualisées. Bien sûr, un monde tel que celui que dessinent Lee et Qiufan ne nous conviendra peut-être pas, pour des raisons éthiques ou sociétales par exemple. Il incombera alors au législateur ou au régulateur d’encadrer les usages de l’IA dans le secteur assurantiel et au-delà. L’IA nous démontre (malheureusement ?) tous les jours que la technologie avance plus vite que le cadre juridique qui devrait lui être applicable. L’insertion en toute dernière minute des systèmes d’IA à finalité générale – ou IA générative – dans le projet de règlement européen sur l’IA adopté par le Parlement le 14 juin 2023 en est la triste illustration. »