Nous avons souhaité échanger, sur le sujet spécifique des risques climatiques, avec Sylvestre Frezal, ancien Directeur général délégué de Covéa et Secrétaire général du Groupe*.
La récurrence et la puissance des événements climatiques d’ampleur invitent-elles à poser la question de l’inassurabilité pour certains risques ?
Sylvestre Frezal : Il s’agit d’un sujet aussi vaste que d’actualité. Nous devons toujours être vigilants, en particulier en ce qui concerne les phénomènes sur lesquels nous n’avons que peu de contrôle. Face aux événements marquants que nous observons, il y a deux catégories de phénomènes.
D’une part, ceux pour lesquels, sans ambigüité, le changement climatique génère une tendance structurelle à la hausse des événements de forte intensité. C’est le cas en France, par exemple, des sécheresses et des inondations. Les événements catastrophiques de cette nature sont en croissance très forte depuis des années, et cela va se poursuivre.
D’autre part, ceux pour lesquels nous venons d’être confrontés à des événements atypiques par leur ampleur, mais pour lesquels nous manquons encore de recul pour savoir si cela est symptomatique d’une tendance structurelle, ou bien s’il s’agit d’un coup du sort plus ponctuel. C’est le cas par exemple des orages de grêle extrêmement intenses en 2022 : l’année dernière, nous avons connu des orages d’une intensité exceptionnelle en France, causant des dommages six fois plus importants que la moyenne annuelle. Ces tempêtes étaient accompagnées de grêlons de la taille de balles de tennis, ce qui contraste fortement avec le passé.
Cela peut-il être le signe d’une tendance à long terme ou est-ce simplement une anomalie passagère ? Il faudra du recul et du temps pour répondre à cette question. Par exemple, si nous prenons la tempête Lothar de 1999 : la plupart des assureurs et des réassureurs ont modifié leurs modèles après cette tempête, anticipant une augmentation de la fréquence de tels événements. Cependant, avec le recul, il s’est avéré que cela n’était pas le cas en France métropolitaine. Cela met en évidence le fait que l’actualité peut nous pousser à réagir de manière excessive, mais le temps est souvent nécessaire pour obtenir une perspective plus claire.
Aux États-Unis, nous avons été témoins d’une série impressionnante de catastrophes climatiques
SF : Absolument. Un exemple récent est la série d’incendies qui a touché plusieurs régions cet été, y compris le Canada. Ces incendies font suite à plusieurs années de feux de forêt de plus en plus fréquents en Californie, en Australie, et ailleurs dans le monde. Cela semble indiquer une continuité inquiétante.
Plus généralement, il est important de noter que l’impact du changement climatique varie en fonction zones géographiques et des types de phénomènes. Certaines catastrophes, comme les ouragans, sont en augmentation dans les zones tropicales, mais non nécessairement dans les zones tempérées.
En France métropolitaine, nous sommes particulièrement exposés à la croissance des sécheresses et des inondations. Les coûts associés aux sécheresses ont considérablement augmenté, passant de moins de 400 millions d’euros par an en moyenne entre 2000 et 2015 à près de 1,5 milliards d’euros par an au cours des dernières années. Cette tendance est indéniable. Les inondations représentent également un enjeu majeur, constituant 40 % du coût des catastrophes naturelles en France. Les projections basées sur les modèles météorologiques et climatiques indiquent que le coût des inondations devrait plus que doubler d’ici 2050, en raison du changement climatique, comme nous l’indiquons dans notre Livre blanc « Changement climatique et assurance, quelles conséquences sur la sinistralité à horizon 2050 ? »
En ce qui concerne les tempêtes, en France métropolitaine, il semble que le changement climatique n’ait pas d’impact significatif sur la fréquence et l’intensité des tempêtes, contrairement à d’autres régions comme les Antilles ou la Floride aux États-Unis.
Il est clair que les sécheresses et les inondations sont des sujets de préoccupation majeurs en France. La complexité des causes sous-jacentes aux événements climatiques invite la nécessité d’une approche à long terme.
Ne pensez-vous pas qu’il existe une réalité quotidienne, notamment en ce qui concerne les sols argileux, avec des conséquences potentielles sur l’assurance ?
SF : En ce qui concerne les sols argileux et les problèmes de retrait et de gonflement, qui fissurent les constructions il s’agit d’un sujet particulièrement préoccupant, et la situation devrait s’aggraver.
Alors, comment faire face à cette situation ? La technologie et l’intelligence artificielle pourraient-elles nous aider à anticiper ces risques et à renforcer la sécurité de manière proactive ? Ou devrions-nous envisager de limiter certains projets ou types de risques de manière plus radicale ?
SF : La lutte contre ces problèmes repose sur deux éléments clés : la mutualisation des risques et la prévention. La mutualisation permet de répartir les coûts entre les personnes. Cela signifie que ceux qui sont touchés ponctuellement partagent les coûts avec ceux qui ne le sont pas. En ce qui concerne la prévention, l’objectif est de réduire le coût global des événements.
En ce qui concerne la mutualisation, la première étape consiste à prendre en charge les coûts lorsque quelqu’un est touché par la malchance, et les autres participants contribuent à cette mutualisation. C’est le principe de base de l’assurance.
Il existe également un deuxième niveau de mutualisation de nature différente. Lorsque la probabilité individuelle d’être touché par un événement est différente selon les personnes, et si cette probabilité est considérée comme trop élevée pour certains individus. Alors, cela peut conduire à la réflexion sur des mesures d’atténuation spécifiques, voire à la possibilité d’une intervention de l’État. Ainsi, dans les années 1980, le régime CATNAT a été mis en place pour faire face à ces problèmes. L’idée est de reconnaître que tous les territoires ne sont pas égaux en termes de risques et de mettre en place des mesures spécifiques en conséquence.
Mais le système des catastrophes naturelles en France est financièrement sous pression
SF : C’est un problème auquel nous sommes confrontés. Le système est sous pression en raison de l’augmentation des catastrophes naturelles. Le coût global de ces catastrophes a quadruplé depuis les années 1980, et cette tendance à la hausse se poursuit décennie après décennie.
Le régime CATNAT en France repose sur un principe essentiel : reconnaître que toutes les régions du pays ne sont pas égales en termes de risques naturels. Par exemple, certaines zones sont plus exposées aux tremblements de terre, tandis que d’autres sont plus susceptibles d’être touchées par des inondations. Comme nous ne sommes pas tous égaux face à ces risques, certaines personnes se trouvent dans des zones à haut risque où l’assurance serait prohibitivement coûteuse, voire indisponible.
Pour remédier à cela, l’État intervient en forçant la mutualisation, de manière que tous les assurés, qu’ils résident dans des zones exposées ou non, contribuent au régime en versant une certaine proportion de leur prime d’assurance habitation, 12 %. En cas de sinistre, le régime prend en charge la moitié des coûts, ce qui permet de répartir les charges et d’assurer une certaine équité sur tout le territoire français.
Cette approche a bien fonctionné pendant des années, garantissant une indemnisation adéquate en cas de catastrophes majeures en France. Cependant, le problème actuel réside dans le fait que la fréquence et le coût des sinistres augmente, tandis que les cotisations restent inchangées à 12 %. Le système commence à devenir déséquilibré, et cela n’est pas viable à long terme, car les coûts continueront d’augmenter. Pour sauver ce régime, nous suggérons d’augmenter la proportion des cotisations prélevées par les assureurs pour le verser au régime CATNAT. Il faudrait envisager de la faire passer de 12 % à environ 20 % dans les années à venir.
Ces risques sont encore assurables ?
SF : Actuellement, en France, il existe des zones où l’exposition aux inondations ou à la sécheresse est particulièrement élevée. Dans ces zones, certains assureurs peuvent utiliser des modèles de risques très précis pour évaluer les probabilités de sinistres, ce qui peut rendre l’assurance particulièrement coûteuse pour les résidents. Cependant, chaque assureur a des jeux de données et des modèles de rentabilité technique différents, avec une mutualisation plus ou moins poussée. Et chaque assureur peut mettre en œuvre, en fonction de ses enjeux commerciaux et de son positionnement sociétal, une mutualisation plus ou moins marquée. Cela ne signifie donc pas, à ce stade, que ces zones sont inassurables pour les habitants.
En France, les personnes qui cherchent à s’assurer peuvent généralement trouver un assureur, même si cela est plus coûteux dans les zones à risque élevé. La mutualisation des risques, soutenue par des mécanismes comme le système CATNAT, permet de maintenir une certaine stabilité dans le marché de l’assurance et d’offrir des polices d’assurance dans tout le pays.
Cependant, il est vrai que dans d’autres pays, comme l’Australie ou les États-Unis, la hausse des catastrophes combinée à des spécificités locales conduisent les assureurs à se retirer, rendant difficile pour certains résidents de s’assurer. Ces pays ont leurs propres spécificités en matière de risques naturels et de réglementations en matière d’assurance. Par exemple, en Californie, le commissaire aux assurances, qui est élu, peut bloquer les tarifs d’assurance, ce qui peut conduire en cas de hausse de la sinistralité à des retraits des assureurs de cet état. En Floride, les problèmes d’assurance habitation sont liés au système juridique, où les avocats peuvent racheter les indemnisations lorsque les sinistres surviennent, et conduisent à des dérives inflationnistes rédhibitoires.
La prévention est cruciale !
SF : Certaines zones sont de plus en plus exposées aux risques, et il devient nécessaire de se demander s’il est judicieux de construire des logements dans des zones où la survenance d’une catastrophe est presque dénuée d’aléa. Pour répondre à ce problème, il existe de nombreuses mesures de prévention et d’anticipation pour mieux évaluer les risques et les prévenir.
Comme expliqué dans notre deuxième Livre blanc « Risque climatique, quelles préventions ? », pour les inondations par exemple, nous pouvons anticiper certaines situations, en fonction du type d’inondation, comme une crue. Cependant, pour des événements comme la grêle, la prévision reste extrêmement difficile. En fin de compte, la prévention et la gestion des risques sont des aspects cruciaux pour faire face aux défis posés par le changement climatique et la fréquence croissante des catastrophes naturelles.
Sur l’anticipation de certains risques, c’est compliqué ?
SF : Par exemple à Paris, confrontée à des inondations de plaine lentes, il est possible de prévoir des inondations quelques jours à l’avance. Ce n’est pas forcément vrai dans le sud-est de la France ou vous pouvez avoir d’un seul coup, en quelques heures, des inondations. Dans certains cas, il est ainsi possible en amont de se préparer, de mettre en place des protections en bas des portes et des fenêtres (des batardeaux) et ainsi de gagner quelques dizaines de centimètres, parfois pas. Cela peut faire la différence. Nous développons donc des systèmes de sensibilisation et d’alerte Mais bien sûr, il faut informer de l’existence de ces dispositifs permettre leur financement.
Pour financer ces mesures de prévention, il existe le Fonds Barnier qui permet aux habitants de zones inondables de bénéficier d’une assistance financière pour se protéger. Au sein de Covéa, qui regroupe notamment MAAF, MMA et GMF, nous effectuons des expérimentations, par exemple du côté de Nîmes, où nous informons les assurés des dispositifs et des financements qui permettent de prévenir ce type de risque. Nous avons ainsi un rôle d’informateur afin que les assurés puissent s’équiper.
En ce qui concerne la sécheresse, les mesures de prévention déjà existantes portent davantage sur la construction de bâtiments résistants. Par exemple, l’État a établi des normes pour la construction en fonction de la nature des sols, en particulier en cas de sols argileux susceptibles de gonfler et de se rétracter. Ces normes visent à rendre les bâtiments plus résistants aux mouvements du sol. Cependant, il existe des défis liés à la mise en œuvre de ces normes, car elles exigent des coûts supplémentaires pour les analyses géologiques et les fondations plus profondes.
En ce qui concerne les bâtiments déjà construits dans des zones de risque, des solutions sont en cours d’exploration. Certaines expérimentations impliquent l’utilisation de pieux pour stabiliser le sol sous les maisons, mais cela reste coûteux. Une autre approche consiste à collecter l’eau de pluie pour la stocker et l’utiliser pendant les périodes de sécheresse afin de maintenir le niveau d’humidité du sol constant. Cette méthode est en phase de test, et si elle s’avère efficace, elle pourrait offrir une solution plus abordable pour stabiliser le sol.
En fin de compte, la prévention et la gestion des risques climatiques nécessitent des efforts à la fois pour informer les citoyens sur les mesures existantes et pour développer de nouvelles technologies et approches. Cela implique également une collaboration entre les gouvernements, les assureurs, les chercheurs et les citoyens pour faire face aux défis posés par le changement climatique.
En outre, la préservation du système de mutualisation, notamment la Caisse Centrale de Réassurance (CCR), est essentielle pour garantir que les coûts des catastrophes naturelles restent gérables.
Pour conclure ?
SF : Chaque pays a ses propres défis en matière d’assurance et de gestion des risques climatiques. En France, le système de mutualisation et le soutien de la puissance publique contribuent à maintenir un marché de l’assurance relativement stable, même dans les zones à risque. Cependant, le changement climatique pose des défis croissants, et il est essentiel de continuer à travailler sur la prévention et la gestion des risques pour assurer la résilience face à ces événements.
Extrait du magazine #6 Dessine-moi L’Assurance. le consulter ou le télécharger dans son intégralité, cliquez-ci dessous.
*Interview réalisée en Août 2023
Crédit photo : R.Dautugny