Parmi les bouleversements de comportements et de mentalités apparus suite à la pandémie, les préoccupations autour de la santé, en particulier au travail et en incluant la santé mentale, figurent en bonne place.
Dans une note publiée le 25 novembre par la Fondation Jean Jaurès, Romain Bendavid, directeur de l’Expertise Corporate & Work Experience à l’Ifop, et Sabeiha Bouchakour, directrice QVT-Prévention-Absentéisme de Diot Siaci, analysent les impacts physiques et psychologiques de ces problématiques, notamment en termes d’absentéisme. Si la nécessité de développer davantage d’actions de prévention fait enfin consensus, celui-ci n’est pas encore pleinement suivi d’effets dans la réalité.
L’absentéisme au travail : état des lieux
Selon les données de l’Observatoire de l’Absentéisme du groupe Diot Siaci, portant sur 750 entreprises et près d’un demi-million de salariés, la durée moyenne des absences a augmenté de plus de 20% entre 2019 et 2021, passant de 19,6 à 23,6 jours par an. L’absentéisme des cadres a diminué de plus de 10%, alors que celui des non-cadres a augmenté de 7%.
Menée en octobre 2022, une enquête IFOP auprès des salariés français a livré diverses indications sur les motivations de l’absentéisme. Si 44% des salariés absents en 2021 l’ont été pour un motif lié à la Covid-19 (infection et-ou cas contact), les autres motifs « plus classiques » sont également fortement représentés : maladies ordinaires ou saisonnières (33%), troubles musculosquelettiques (15%), risques psychosociaux (14%), accidents de travail (12%) …
A noter que le temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail semble corrélé à l’absentéisme. Si les salariés français ont été en moyenne arrêtés 6,6 jours en 2021, ce score varie fortement selon le temps pour se rendre au travail : « les personnes ayant moins de quinze minutes de trajet sont 67% à indiquer que leur charge de travail est adaptée à leur temps de travail, et 57% à ne pas être stressés dans le cadre de leur travail. Ces chiffres représentent respectivement 7 et 8 points de plus en comparaison de ceux ayant plus d’une heure de trajet pour se rendre au travail. »
Ces derniers sont par ailleurs bien plus nombreux à mentionner une chute de leur motivation : les auteurs concluent donc à l’existence d’un « privilège indéniable en termes de confort matériel mais aussi physique à habiter près de son lieu de travail. »
Le télétravail faciliterait-il l’absentéisme ?
Plutôt inattendu, un lien semble aussi avoir été établi entre la pratique du télétravail et un absentéisme plus marqué : 35% des personnes ayant recours au télétravail ont en effet été absentes au moins un jour en 2021, contre 32% pour l’ensemble des salariés. Surtout la proportion croît selon la fréquence du télétravail, allant de 27% pour ceux qui télétravaillent moins de deux jours par semaine jusqu’à 47% chez ceux qui y ont recours quatre à cinq jours par semaine.
Comme le soulignent les auteurs de l’étude, « ce constat peut sembler contre-intuitif par rapport à une intuition souvent partagée consistant à penser que le télétravail préserve les salariés d’éventuels problèmes de santé. » En effet la proportion de salariés ayant recours au télétravail est passée de 20% avant mars 2020 à 35% actuellement, et « les nombreuses enquêtes réalisées font état d’une forte satisfaction des personnes concernées, principalement en matière d’autonomie d’organisation de leur travail, et d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. »
Le problème est qu’en parallèle, « le télétravail a engendré un niveau conséquent de stress face à la nécessité de s’adapter en peu de temps à un nouvel environnement de travail et à une raréfaction des contacts humains directs. » La proportion de personnes stressées est d’ailleurs plus importante au sein des télétravailleurs : sur la totalité des salariés, 48% affirment être stressés dans le cadre de leur travail.
Or ce chiffre monte à 53% chez les télétravailleurs et s’élève même à 57% auprès des personnes ayant recours au télétravail à raison de 4 à 5 jours par semaine. Voilà qui peut expliquer un absentéisme plus marqué chez les télétravailleurs, surtout qu’en 2021 le télétravail n’était pas systématiquement un choix du salarié mais encore souvent une mesure de l’entreprise du fait des restrictions sanitaires persistantes.
Risques psycho-sociaux : des signaux d’alerte persistants
Concernant la charge mentale, les auteurs rappellent une forte dégradation de celle-ci en 2020 dans « un triple contexte d’inquiétude » :
– inquiétude sanitaire face au virus de la Covid-19
– inquiétude professionnelle « en raison des incertitudes à court terme sur la continuation de son activité ou l’adaptation à de nouvelles formes de travail »
– inquiétude personnelle pour les parents « de continuer à assurer un suivi éducatif pour leurs enfants. »
Autant dire que deux ans après, ces signaux d’alerte persistent à bien des égards du fait du contexte socio-économique voire géopolitique actuel : près des trois quarts des salariés affirment avoir éprouvé « l’impression de ne pas s’en sortir » (74%), ont « des difficultés à dormir en raison de préoccupations liées au travail » (73%), des difficultés à « concilier vie personnelle et vie professionnelle » (72%), ou ressentent encore « une disponibilité insuffisante pour la famille ou les proches » (72%). Et pendant ce temps depuis la pandémie, l’aspiration à un « équilibre entre vie privée et vie professionnelle » est désormais bien plus prioritaire.
Résultat : selon l’enquête Ifop pour Diot Siaci, Les salariés et l’absentéisme menée en février 2022, 60% des salariés affirment que leur métier a des conséquences négatives sur leur santé mentale et 50% sur leur santé physique, l’ensemble des profils des salariés (cadres et non-cadres) étant concernés.
Des avancées encore timides en matière de prévention
Comme le soulignent Romain Bendavid et Sabeiha Bouchakour « le système de santé français s’est historiquement construit sur les soins et moins autour de la prévention » avec les carences que cela implique. Nos auteurs mentionnent certes des propos du Ministre de la Santé François Braun qui a annoncé fin septembre une volonté « d’entrer dans l’ère de la prévention », s’engageant à inscrire dans le projet de loi 2023 de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) une consultation médicale gratuite à 25, à 45 puis à 65 ans.
Mais le retard à rattraper reste considérable d’après les propos tenus par le ministre lui-même lors du congrès de la Mutualité en septembre 2022 : « la France accuse un retard d’ensemble en matière de prévention, notamment si nous regardons ce qui se passe chez nos voisins européens. Le budget moyen consacré à la prévention équivaut à 3% des dépenses de santé dans l’Union européenne, quand il est de moins de 2% en France. »
Parmi les avancées observes, le lancement des Plans de Santé au Travail (PST) a amorcé un début de changement de paradigme : les enjeux de santé et de sécurité y sont en effet pour la première fois réellement abordés avec une approche préventive et non corrective. » Si les auteurs se félicitent des PST, qui ont résulté « d’un consensus entre organisations patronales et syndicales autour du besoin de sortir d’une vision purement curative de la santé au travail », la réalité sur le terrain des entreprises ne semble pas, pour l’heure, être à la hauteur des intentions affichées.
En effet d’après Romain Bendavid et Sabeiha Bouchakour, la réalité en entreprise repose aujourd‘hui majoritairement sur des actions dites de prévention tertiaire et secondaire : « la prévention tertiaire prend par exemple la forme de lignes d’écoute psychologique ou de gestion des conflits. Ce sont donc des actions qui interviennent en réaction. La prévention secondaire repose, quant à elle, sur des actions mises en place lorsque les risques sont avérés (actions de formation et/ou d’équipements adaptés.) » En revanche, « le déploiement d’une réelle prévention primaire visant à faire diminuer la survenance des risques est encore minoritaire. »
Celle-ci requiert « une analyse minutieuse des organisations du travail et l’anticipation des impacts des transformations professionnelles actuelles sur les conditions de travail. »
Pourtant les entreprises ont intérêt à développer la prévention en matière de santé, les auteurs insistant sur « les impacts financiers et organisationnels de la non-prévention qui mène souvent à une augmentation de l’absentéisme, des frais de santé et, partant, à une hausse du coût des régimes prévoyance santé. »
Romain Bendavid et Sabeiha Bouchakour soulignent d’ailleurs les aspirations émanant aussi bien des salariés que des entreprises à renforcer l’accompagnement en matière de santé sur le lieu de travail : en octobre 2022, plus des deux tiers des salariés (71%) déclarent être intéressés par un accompagnement permettant d’améliorer leur santé physique ou psychologique, une tendance qui continue à progresser (+5 points par rapport à 2021).
La large majorité des décisionnaires RH (de 72 à 76%) est également convaincue des bénéfices pluriels des actions de prévention santé dans les entreprises, que ce soit au service de la santé et du bien-être des salariés, mais aussi en termes d’impact positif sur l’image externe et interne de l’entreprise.
En parallèle, 64% des personnes interrogées considèrent que les actions de prévention santé ont permis de renforcer l’engagement des collaborateurs à l’égard de leur employeur. Ainsi « dans une période où les entreprises peinent à recruter comme à retenir leurs talents, l’enjeu de la marque employeur sous l’angle QVCT est central », concluent Romain Bendavid et Sabeiha Bouchakour.
Le rôle central du manager est-il la solution ?
Comment donc les employeurs peuvent-ils aborder adéquatement ces sujets qui relèvent souvent de l’ordre de l’intime ? Nos auteurs soulignent quelques pistes :
– l’enjeu de la communication est essentiel pour permettre le succès de ces actions. À date, 59% des salariés connaissent les actions de prévention menées par leur employeur en matière de santé au travail mais seulement 32% « voient précisément de quoi il s’agit »
– s’agissant des acteurs, les managers sont perçus comme les plus légitimes, cités par 27% des décisionnaires RH en tant qu’acteurs dont la responsabilité est la plus importante sur ce sujet.
– Cependant les managers de proximité sont eux-mêmes soumis à une « forte pression » : « les encadrants n’assument plus seulement des fonctions d’ordre strictement hiérarchique. Ils sont dorénavant également perçus comme des « psychologues du quotidien » auxquels il incombe de faciliter le bien-être au travail dans leur équipe. »
Ainsi les managers souffrent parfois d’être pris en étau entre des « injonctions contradictoires : des exigences toujours plus élevées en matière de performance et d’optimisation, et une posture plus préventive pour préserver le bien-être des collaborateurs. Or, la charge mentale des managers se trouve être plus dégradée par rapport à la moyenne des salariés. »
Ce nouveau rôle du manager, issu des divers changements de mentalité opérés durant la pandémie, nécessite donc lui-même aussi un accompagnement : comme l’indiquent nos deux auteurs, « cela pose la question de la capacité à soutenir son équipe quand on est soi-même en difficulté. »
Du temps et de l’argent !
Sans surprise, Romain Bendavid et Sabeiha Bouchakour posent deux principales limites à l’efficacité de la Prévention Santé au sein des entreprises : le temps et l’argent. « Pour être efficaces et susciter de l’engagement auprès des salariés, les actions de prévention ne doivent pas être limitées dans le temps au risque d’être perçues comme des gadgets, mais au contraire s’inscrire dans la durée à l’instar des autres transformations professionnelles actuelles. » Or après les avancées observées en 2021 en sortie de crise sanitaire, nos deux auteurs déplorent des actions primaires de prévention qui ne décollent pas. Par exemple en 2021 seules 19% des grandes entreprises mettaient un psychologue du travail à disposition de leurs employés : pourtant « celui-ci semble être le coordinateur idéal de la politique de prévention des risques psychosociaux étant donné sa maîtrise des spécificités métiers d’une entreprise et des critères potentiels de pénibilité ou de tension. »
C’est ici qu’intervient l’argument financier : « face au coût des actions de prévention, la décision des dirigeants de les reconduire à intervalles réguliers dépend étroitement de leur rentabilité estimée. » Sauf que comme le soulignent nos auteurs, « il est tout aussi important de se poser la question du coût de la non-prévention : une approche qui viserait un retour sur investissement à court terme apparaît illusoire, notamment dans le cadre de certaines pathologies comme les troubles musculosquelettiques et les risques psychosociaux qui se traitent dans la durée. »
Insistant sur l’importance de mettre en œuvre des indicateurs de suivi pilotés efficacement sur le long terme, nos deux auteurs soulignent que 76% des décisionnaires RH conviennent que « davantage d’actions de prévention seraient mises en place si leur entreprise disposait de plus d’indicateurs sur le retour sur investissement de la prévention. »
Enfin à ces deux freins temporels et financiers, nos auteurs rajoutent un troisième frein plus humain : « les difficultés de la culture managériale française à bien appréhender le phénomène de l’absentéisme. Il existe une forme de fatalisme face à l’absentéisme que l’on associe encore souvent à un manque d’engagement des collaborateurs. Cette croyance donne parfois le sentiment que les mesures de prévention ne permettront pas de réduire réellement le niveau des absences. »
Pourtant ce n’est pas le cas d’après nos auteurs, rappelant que « les organisations et secteurs qui s’en sont donné les moyens sont parvenus à réduire l’absentéisme sur le long terme », prenant l’exemple de l’OPPBTP, organisme paritaire dédié à la prévention dans la branche du BTP ayant mené les politiques adéquates. Résultat : « malgré le risque intrinsèque lié aux métiers du BTP, le secteur affiche un taux d’absentéisme plus bas que celui des services. »
Ainsi malgré tous ses effets dévastateurs, la crise sanitaire a eu au moins le mérite de replacer les enjeux de santé au travail au centre des attentions.Si Romain Bendavid et Sabeiha se félicitent de ce début de prise de conscience par les dirigeants, ils appellent néanmoins à aller plus loin à travers des politiques davantage pro-actives de la part des entreprises. « Lorsque les pratiques de différentes entreprises d’un même secteur sont auditées, il s’avère que les employeurs affichant les taux d’absentéisme les plus bas ont tous une stratégie de prévention sur le long terme. Celle-ci comporte une réelle approche de prévention primaire, une implication de l’ensemble des acteurs et un investissement dans la formation. »
Les investissements en matière de prévention santé, au lieu d’être perçus comme une charge ou une contrainte, doivent au contraire être considérés comme des opportunités au service du bien-être des salariés, et par là-même de leur productivité au service de l’entreprise, au bénéfice de sa Marque Employeur et de son attractivité en termes de recrutement dans un marché du travail tendu.