Les tendances positives à long terme en matière de sécurité dans le secteur maritime mondial se poursuivent, notamment avec une baisse de plus de la moitié du nombre de pertes totales en dix ans.
Toutefois, plusieurs facteurs contribuent à une augmentation du montant des sinistres, d’après une analyse des demandes d’indemnisation, effectuée par Allianz Global Corporate & Specialty (AGCS).
Les incendies et explosions sont aujourd’hui la cause la plus coûteuse de sinistres. Et en ces temps d’augmentation de l’exposition et d’inflation, les avaries de cargaison sont la cause la plus fréquente de sinistre, liée à la hausse des sinistres attritionnels, mais aussi de montant élevé.
Parallèlement, les effets du changement climatique et de la transition vers la neutralité carbone commencent à se faire sentir sur la sinistralité. Ils vont s’accentuer à l’avenir, dans un contexte de dommages et de perturbations liés à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Les incendies, première cause de sinistres en montant d’indemnisation : comment les batteries lithium-ion changent la donne
Les incendies et explosions passent devant les naufrages et collisions au classement des causes de sinistres maritimes en montant d’indemnisation, d’après l’analyse effectuée par AGCS de plus de 240 000 demandes d’indemnisation s’élevant à quelque 9,2 milliards d’euros, sur les cinq dernières années.
Les incendies ont représenté 18 % du montant des demandes d’indemnisation analysées (environ 1,65 milliard d’euros) sur la période close le 31 décembre 2021, contre 13 % sur la période de cinq ans se terminant en juillet 2018. Le nombre d’incendies à bord de grands navires a sensiblement augmenté ces dernières années.
Il s’est produit notamment une série d’incidents impliquant des marchandises, qui sont difficiles à éteindre et susceptibles d’entraîner la perte totale du navire, la perte tragique de vies humaines et des dommages à l’environnement. Les irrégularités de déclaration ou la non-déclaration de marchandises dangereuses figurent souvent parmi les facteurs en cause.
Par ailleurs, l’Union internationale des assurances maritime a récemment constaté une augmentation des incendies dans les salles des machines. Ce phénomène pourrait révéler un risque sous-jacent lié aux compétences de l’équipage et aux technologies modernes.
Autre tendance récente qu’il convient de suivre : les risques posés par les batteries lithium-ion, sur véhicules électriques ou en cargaison, qui ne sont pas stockées, manipulées ou transportées correctement. Hautement inflammables, ces batteries ont été impliquées dans plusieurs incendies de rouliers et de porte-conteneurs, ces dernières années.
En mars 2022, un feu de batterie a contribué au naufrage du roulier Felicity Ace dans l’océan Atlantique, avec sa cargaison de 4 000 véhicules. En juin 2020, un incendie sur le roulier Höegh Xiamen en Floride, a été attribué à un défaut de déconnexion et d’arrimage des batteries de véhicules.
Les batteries lithium-ion ont également provoqué des incendies dans des conteneurs maritimes, souvent lorsque les marchandises avaient été irrégulièrement déclarées en tant qu’accessoires ou pièces détachées de téléphones mobiles.
En janvier 2020, un incendie sur le porte-conteneurs Cosco Pacifi a été attribué à la combustion d’une cargaison de batteries lithium-ion, qui n’avait pas été correctement déclarée. En 2022, après deux incendies de porte-conteneurs, les garde-côtes américains ont émis une alerte de sécurité concernant le risque posé par les batteries lithium-ion.
Les feux de batteries lithium-ion et de véhicules électriques sont plus violents et difficiles à éteindre. Ils peuvent reprendre spontanément plusieurs heures, voire plusieurs jours après leur extinction. La plupart des navires ne disposent pas d’une protection anti-incendie appropriée, de capacités de lutte suffisantes ni de systèmes de détection adaptés à ces feux en mer. En outre, les opérations sont rendues plus complexes par la taille des navires, qui ne cesse d’augmenter.
Face aux difficultés rencontrées pour éteindre les feux de batterie en mer, les entreprises doivent axer leur action sur la prévention des sinistres. La formation et l’accès du personnel et de l’équipage aux moyens de lutte contre l’incendie, l’amélioration des systèmes de détection précoce et l’élaboration de plans de contrôle des risques et d’intervention d’urgence font partie des mesures à envisager. Un nouveau rapport sur la gestion des risques, publié par AGCS, présente une liste complète des mesures de prévention qui peuvent être mises en place.
« Les pertes de navires ont diminué de plus de moitié dans la dernière décennie (54 navires perdus de plus de 100 tonnes brutes à la fin 2021, contre 127 à la fin 2012), selon le rapport sur la sécurité maritime 2022 d’AGCS. Les incendies à bord des navires restent cependant le problème de sécurité numéro un dans le secteur maritime. Les dangers provoqués par le transport de batteries lithium-ion qui ne seraient pas stockées ou manipulées correctement ne font qu’ajouter à cette préoccupation. De fait, nous avons déjà constaté un certain nombre d’incidents », indique le capitaine Rahul Khanna, directeur mondial du conseil en risques maritimes chez AGCS.
L’inflation et l’augmentation de l’exposition, facteurs de gravité des sinistres
La flambée de l’inflation, qui atteint près de 10 % dans de nombreux pays, renforce les tendances contribuant à la gravité des sinistres, comme la taille croissante des navires et les questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG). La hausse des prix de l’acier, des pièces détachées et de la main-d’œuvre influe également sur les coûts des sinistres corps et bris de machines.
Les feux, les collisions et les naufrages sont les principales causes de sinistres maritimes en montant d’indemnisation. Plusieurs incidents coûteux sont survenus ces dernières années. Les accidents impliquant de grands porte-conteneurs et rouliers sont particulièrement onéreux, compte tenu du cumul des expositions liées aux cargaisons et de la difficulté des opérations de secours et de sauvetage. Un incident mineur, tel que l’incendie d’une cargaison irrégulièrement déclarée ou une erreur dans les calculs de stabilité, entraîne souvent une perte totale.
La hausse des frais de sauvetage et d’enlèvement d’épave, en particulier, est liée aux grands navires, qui nécessitent des équipements spécialisés et dépendent d’un nombre limité de ports de refuge.
En 2021, le porte-conteneurs géant Ever Given est resté bloqué dans le canal de Suez pendant près d’une semaine. En 2022, il a fallu un mois pour renflouer son jumeau, Ever Forward, échoué dans la baie de Chesapeake aux États-Unis. Ces deux incidents ont été déclarés en avarie commune, une procédure complexe par laquelle les chargeurs et armateurs se partagent les dommages et les frais de sauvetage.
Ces dépenses augmentent également en raison des préoccupations ESG et de développement durable, qui encouragent l’enlèvement des épaves, long et onéreux. Le naufrage du roulier Golden Ray aux États-Unis en 2019 a été l’un des incidents maritimes les plus coûteux de l’ère moderne, représentant un montant supérieur à un milliard de dollars.
Les frais de sauvetage et d’enlèvement de l’épave dépassent 800 millions de dollars à ce jour. Le renflouage du navire de croisière Costa Concordia, dans les eaux italiennes, entre 2012 et 2014, a coûté environ 1,3 milliard de dollars. Enfin, l’enlèvement de l’épave du Rena, perdu au large des côtes néo-zélandaises en 2011, aurait coûté quelque 450 millions de dollars. L’achèvement des opérations de nettoyage n’a été déclaré qu’en avril 2016.
L’inflation aggrave le problème de l’augmentation des valeurs à risque. Alors que les expositions liées aux grands navires pouvant transporter plus de 20 000 conteneurs sont de plus en plus élevées, la valeur des bâtiments et de leurs cargaisons ne cesse de croître. Ces dernières années, la hausse de la demande de transport a provoqué une augmentation significative de la valeur des navires.
Selon Clarkson Research Services, la valeur combinée de la flotte marchande mondiale s’est accrue de 26 %, pour atteindre 1 200 milliards de dollars en 2021. L’IUMI souligne également que la valeur totale des navires assurés a fortement augmenté en 2021, avec une hausse du prix des porte-conteneurs de plus de 35 %. La valeur des navires de vrac sec et de divers a également grimpé.
La valeur moyenne des cargaisons de conteneurs a aussi flambé en raison de la hausse des prix et du transport de marchandises de grande valeur, comme les produits électroniques et pharmaceutiques.
« Un nombre croissant de marchandises de grande valeur est transporté en conteneurs, tandis que le prix moyen des marchandises augmente avec l’inflation, indique Rahul Khanna. Il n’est pas rare qu’un conteneur soit estimé à 50 millions de dollars ou plus lorsqu’il transporte des marchandises coûteuses comme des produits pharmaceutiques. Ces cargaisons de grande valeur nécessitent des mesures supplémentaires d’atténuation des risques, tels que des traceurs GPS et des capteurs assurant une surveillance en temps réel de la température, de l’humidité, des chocs, de la lumière et de l’ouverture des portes, par exemple. Dans le même temps, les chargeurs doivent suivre de près les valeurs assurées. Il est possible que les clients doivent ajuster leur assurance et les limites de garantie ou qu’ils aient sous-évalué les risques. Nous avons déjà observé des dossiers d’indemnisation pour des cargaisons de conteneurs de grande valeur, dans lesquels le chargeur était sous-assuré, parfois de 20 millions de dollars. »
Les sinistres sur facultés, toujours en hausse
Les dommages aux marchandises, survenus notamment lors de la manutention et du stockage, sont la première cause de sinistres maritimes en fréquence et la troisième cause en montant d’indemnisation sur les cinq dernières années, selon l’analyse d’AGCS. Les plus courants restent les dommages physiques, généralement dus à de mauvaises opérations de manutention, de stockage et d’emballage. Mais ces dernières années, plusieurs sinistres importants, dus à des vols ou à des variations de température ont également été enregistrés. Il est à noter que les vols et autres actes délictueux constituent la troisième cause de sinistres maritimes en fréquence, sur la même période.
Les bandes organisées ciblent les produits électroniques grand public et les marchandises de grande valeur comme le cuivre. Les cargaisons sont généralement volées dans les ports et les entrepôts, ou pendant les opérations de transit, par des hommes armés ou de faux dockers. L’Amérique latine est une région de fréquents vols de cargaisons, mais l’Europe enregistre aussi des sinistres importants.
En 2020, à l’aéroport de Schiphol, des délinquants bien informés ont volé une cargaison de téléphones mobiles estimée à 3 millions d’euros. C’est l’un des trois plus grands vols commis dans l’aéroport néerlandais au cours de l’année.
Le marché de l’assurance a également réglé d’importants sinistres liés à des variations de température et à des incendies concernant des cargaisons de produits pharmaceutiques, indique Régis Broudin, directeur mondial Assurance maritimes chez AGCS. « La valeur des cargaisons a sensiblement augmenté l’année dernière. Récemment, un feu de camion a détruit une cargaison estimée à 73 millions de dollars, lors d’un seul transport. Cette tendance préoccupe les équipes de souscription d’assurances maritimes. »
L’explosion récente du transport conteneurisé, qui exerce une pression sur le rythme de manutention des marchandises et de rotation des ports, touche également les sinistres sur facultés. Face à la pénurie mondiale, des conteneurs endommagés et de mauvaise qualité sont remis en service. Parallèlement, la dégradation du contexte économique et la hausse du coût de la vie pourraient avoir des répercussions sur les demandes d’indemnisation pour vol et troubles civils.
« Les pertes de cargaisons dues à des conteneurs défectueux, en raison d’une entrée d’eau, par exemple, ne sont pas nouvelles. Mais si un grand nombre de conteneurs détériorés reprennent du service, les sinistres pourraient être plus fréquents dans les prochains mois », signale le capitaine Nitin Chopra, consultant senior en risques maritimes chez AGCS.
L’impact persistant des expositions et des perturbations sur la chaîne d’approvisionnement
Ces dernières années, le transport maritime a été exposé aux risques élevés de perturbation de la chaîne d’approvisionnement. Les incidents maritimes, les catastrophes naturelles, les cyber-attaques et la pandémie de Covid-19 ont provoqué d’importants retards d’expédition. La saturation des ports, la pénurie de main-d’œuvre et la capacité limitée en conteneurs ont également entraîné des perturbations.
La tendance aux navires de plus grande taille contribue également à accroître les risques sur la chaîne d’approvisionnement. En effet, les méga-navires sont plus rentables, mais nécessitent des infrastructures portuaires et un soutien logistique plus complexes et plus spécialisés que les navires traditionnels. La concentration des risques pour les cargaisons sur les gros porte-conteneurs et dans les grands ports est également plus forte. Ainsi, tout incident peut toucher simultanément un grand nombre de marchandises et d’entreprises. Les ports sont aussi de plus en plus dépendants de la technologie et peuvent être mis à l’arrêt par une panne ou une cyber-attaque. « Les pressions commerciales sont impliquées dans de nombreux sinistres liés à une mauvaise prise de décision, explique Nitin Chopra. Elles s’exercent aujourd’hui très vivement sur les navires et les équipages. Dans un tel contexte, certains peuvent être tentés d’ignorer un problème ou de prendre un raccourci, ce qui pourrait être une cause de sinistre. »
« Les gestionnaires de risques doivent prendre en compte ces facteurs et adopter une approche plus axée sur la gestion des risques des activités de transport, au sein de la chaîne d’approvisionnement, indique Régis Broudin. Jusqu’à présent, les entreprises n’ont pas accordé assez d’attention aux risques et aux cumuls d’exposition concernant les cargaisons. Elles doivent davantage traiter les cargaisons comme des actifs, suivre et contrôler les expositions, et adopter une approche plus proactive pour les protéger. »
Les entreprises doivent améliorer la transparence autour des expositions, mais elles doivent aussi impliquer les transitaires dans la gestion des risques, notamment en ce qui concerne la qualité du navire, le chargement et l’exploitation. Elles peuvent aussi demander l’aide des assureurs, qui leur donneront des conseils en matière de risques, afin de prévenir les avaries sur facultés et réduire les cumuls.
« Les événements survenus au cours de l’année écoulée ont montré la fragilité et l’interdépendance des chaînes d’approvisionnement, ainsi que le rôle essentiel du transport maritime. Il est fondamental que les entreprises connaissent leurs cumuls et envisagent les moyens de réduire leur exposition aux événements majeurs », souligne Rahul Khanna.
La contribution du climat à la sinistralité
Le changement climatique va avoir de plus en plus d’impact sur la sinistralité maritime, en raison des événements météorologiques extrêmes et des nouvelles expositions liées à la transition vers la neutralité carbone.
Selon l’analyse d’AGCS, les catastrophes naturelles sont déjà la cinquième cause de sinistres maritimes en fréquence et en gravité sur la période de cinq ans se terminant en décembre 2021. Les événements climatiques extrêmes ont contribué à plusieurs grands sinistres, avec pertes de navires et dommages aux marchandises.
Sur la seule année 2021, ils ont contribué au minimum à 25 % des pertes totales de navires.
En 2022, la sécheresse frappant l’Europe a de nouveau perturbé le trafic sur le Rhin, empêchant la circulation à pleine charge de nombreux navires sur cette route fluviale européenne essentielle. Aux États-Unis, de nombreuses barges se sont échouées dans le cours inférieur du Mississippi. Le niveau des voies navigables n’avait pas été aussi bas depuis des décennies. Les répercussions sont importantes sur un des moyens les plus rentables d’acheminer les produits de base, tels que les céréales, sur le marché mondial.
Le climat a également contribué à la hausse récente du nombre de conteneurs perdus en mer. En effet, les grandes houles exercent des forces considérables sur les grands porte-conteneurs et les arrimages des conteneurs. Selon le rapport du World Shipping Council, le nombre moyen annuel de conteneurs perdus en mer a augmenté de 18 % sur les 14 dernières années, pour atteindre 1 629 en 2021. Le nombre moyen de pertes sur la seule période de 2020-2021 s’élève à 3 113, contre 779 sur la période précédente.
Les efforts pour décarboner le transport maritime auront aussi un impact sur la sinistralité maritime. Représentant 90 % des échanges mondiaux, le transport maritime est un gros émetteur d’émissions de gaz à effet de serre.
L’Organisation maritime internationale (OMI) travaille à réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre de la flotte mondiale d’ici 2030, et d’au moins 50 % d’ici 2050. Pour ce faire, le secteur devra mettre au point des modes de propulsion et des conceptions de navires plus durables. Un des principaux facteurs de risque dans cette transition sera l’adoption de carburants alternatifs, comme le gaz naturel liquéfié, l’hydrogène vert et le méthanol, ainsi que les navires à propulsion éolienne ou électrique.
L’introduction de nouvelles technologies et pratiques de travail pourrait néanmoins entraîner de nouveaux risques ou des conséquences inattendues. Le bris de machine est déjà un facteur important de sinistres maritimes. C’est la quatrième cause en fréquence et en montant d’indemnisation sur les cinq dernières années.
Le secteur de l’assurance a déjà reçu plusieurs demandes d’indemnisation pour bris de machines et carburant contaminé, depuis l’introduction du fioul à faible teneur en soufre. L’utilisation de ce carburant fait suite à la réglementation OMI 2020, qui vise à réduire les émissions d’oxyde de soufre. Les carburants marins et les opérations d’approvisionnement sont dès lors devenus plus complexes.
Le passage à des sources d’énergie plus propres donne déjà lieu à de nouveaux scénarios de sinistres. En 2022, le vraquier Julietta D, dont l’ancre avait cédé sous l’effet de la tempête, a heurté une fondation d’éolienne et une station de transformation dans le parc éolien Hollandse Kust Zuid, après avoir percuté le chimiquier Pechora Star. Alors qu’il est prévu d’installer 2 500 éoliennes en mer du Nord d’ici 2030, le risque de collision entre un navire et une éolienne se situerait entre 1,5 et 2,5 fois par an, selon le Maritime Research Institute Netherlands (MARIN).