En évolution permanente, l’usage des nouvelles technologies telles que les données numériques, le big-data ou l’internet des objets bouleversent le paysage assuranciel et posent un certain nombre de questions. Si leur intégration dans notre quotidien permet un net gain d’efficacité, les risques voire les dérives éthiques potentielles ne sont pas à prendre à la légère. C’est à ce titre que l’Association des professionnels de la réassurance en France (APREF) a publié dernièrement un rapport sur les nouvelles technologies en assurance de personnes, dressant un panorama de celles-ci afin d’en mieux faire ressortir les enjeux. Elaborée par un groupe de travail présidé par Eric Gaubert, la note évalue ainsi les différents impacts, positifs et négatifs, de ces technologies à la fois pour l’assuré, l’assureur et le réassureur.
Le contexte et l’objet de la note de l’APREF
Dans une vidéo d’introduction tenant lieu de teaser à la publication de la note, Eric Gaubert, président du Groupe de travail Nouvelles Technologies de l’APREF, explique le contexte et les enjeux ayant présidé à l’élaboration de ce rapport : « Depuis une dizaine d’années et en particulier la pandémie de Covid 19, nous avons observé l’accélération de l’intégration des nouvelles technologies dans nos quotidiens mais aussi dans nos vies professionnelles. Entre gains d’efficacité et risques émergents, nous sommes partis d’une feuille blanche pour rédiger cette note didactique. »
Consistant d’abord à répertorier, de façon non exhaustive, les différentes technologies nouvelles, cette note s’évertue à les définir précisément et leur donner des exemples concrets d’application dans le secteur de l’assurance. Comme le souligne Eric Gaubert, « le point central de la note » réside dans « l’analyse des risques et des bénéfices pour chaque technologie utilisée, dans chaque étape de la chaine de valeurs de l’assurance. En effet, cette étude a été faite selon un triple prisme : celui de l’assuré, de l’assureur et du réassureur.. »
Les différentes technologies abordées
La note de l’APREF a répertorié six grandes catégories de nouvelles technologies particulièrement en usage au sein de l’assurance :
- l’intelligence artificielle (IA) : « l’ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine. »
Exemple d’utilisation : lors de la souscription ou d’une déclaration de sinistre, un logiciel basé sur l’intelligence artificielle analyse les documents transmis par l’assuré afin de détecter d’éventuelles fraudes.
- la blockchain: « une grande base de données contenant l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. » Tous les utilisateurs sont détenteurs de ce registre à niveau égal et ont la capacité d’y inscrire des données en respectant un protocole informatique très sécurisé.
Exemple d’utilisation : utiliser la blockchain pour faciliter et sécuriser le transfert des données médicales d’un assuré.
- l’Internet des objets et les data: il s’agit de « l’interconnexion entre Internet et des objets, des lieux et des environnements physiques. Connectés à Internet, ces objets permettent une communication entre nos biens dits physiques et leurs existences numériques. »
Les exemples d’utilisation sont multiples : maisons intelligentes permettant aux personnes âgées de vivre en autonomie chez elles, applications de suivi budgétaire envoyant des notifications en temps réel aux consommateurs en cas de dépassement de budget, ou applications de rappel en cas d’oubli de prise de médicaments…
- l’automatisation robotisée des processus (Robotic Process Automation – RPA) : « une technologie de création de robots par apprentissage du comportement d’un usager sur une interface graphique. » Au lieu d’avoir été programmé au départ par un développeur informatique, le système apprend la liste des tâches à automatiser en observant le comportement d’utilisateurs humains.
Exemples d’utilisation : l’automatisation de tâches comme la validation de la vente de primes d’assurance, le traitement des demandes de règlement d’assurance maladie…
- l’assurance ouverte (Open Insurance) : il s’agit du « partage obligatoire des données personnelles basé sur le consentement explicite du consommateur ». Ce terme est également utilisé pour décrire « un partage d’informations plus large via des API entre différents acteurs du marché de l’assurance, y compris d’une manière qui ne serait pas directement visible pour les consommateurs. »
Exemples d’utilisation : la mise à disposition d’une infrastructure informatique et d’un logiciel qui permettant de créer et de proposer des produits d’assurance. Mis à disposition en temps réel, ces produits peuvent être vendus en quelques minutes.
- L’épigénétique: « science étudiant la façon dont les modifications moléculaires de notre ADN impactent le fonctionnement de nos gènes. » Il est désormais possible de repérer la façon « dont nos environnements ou nos expériences influencent l’expression de nos codes génétiques. »
Exemple : l’utilisation de biomarqueurs permettant d’évaluer la santé et la durée de vie présumée des demandeurs d’assurance vie.
Quels bénéfices-risques pour les assurés ?
L’APREF liste dans sa note de nombreux bénéfices pour les assurés de ces technologies :
- Rapidité et fiabilité des processus grâce à l’IA, qui permet également « un meilleur diagnostic ou une détection très tôt de graves maladies » type cancers. Ainsi les assurés faisant partie « des meilleures classes de risques » ou présentant un bon historique peuvent obtenir plus facilement des conditions d’assurance améliorées.
- Des services de meilleure qualité et plus accessibles, avec des accès 24/24 et 7/7 grâce aux solutions de messagerie type chatbot.
- Réduction significative du risque opérationnel.
- Une excellente traçabilité des opérations et de l’historique client grâce à la blockchain.
Pour autant, les risques également induits « ne sont pas à négliger » d’après l’APREF, d’où la nécessité d’encadrer les conditions d’utilisation de ces technologies, de sécuriser les données traitées et de prendre en considération le consentement ou non-consentement des assurés. La note évoque principalement les risques suivants :
- L’ensemble des risques liés aux données des assurés : fuites, mauvaise utilisation ou mauvaise interprétation, non respect de la confidentialité
- Les risques liés à de possibles erreurs de modèles, pouvant entraîner un refus de couverture injustifié ou de mauvais conseils, d’où la nécessité de faire contrôler et valider ces derniers par des actuaires.
- Une « standardisation trop poussée » des produits et services proposés aux assurés du fait que la souscription dépendrait totalement de l’intelligence artificielle
- La réduction voire l’absence d’interaction humaine qui ne manqueront pas de déplaire à un certain nombre d’assurés
- Enfin, un autre risque non négligeable induit par les avancées en génétique serait celui d’une discrimination fondée sur les caractéristiques et éventuelle prédispositions génétiques des assurés, pouvant entraîner des refus de couverture ou des différences substantielles de prime pour les personnes se retrouvant catégorisées à risque. En réaction, certains assurés pourraient refuser de communiquer leurs données aux compagnies d’assurance, mais ce refus pourrait les entrainer à se voir opposer des refus de couverture ou des conditions moins avantageuses.
Quels bénéfices-risques pour les assureurs ?
De façon générale, l’innovation et l’usage des nouvelles technologies dans l’assurance ont pris une part croissante, en particulier depuis la crise sanitaire de la Covid 19, étant considérés avant tout comme un vecteur de rentabilité. Plus précisément, les apports de ces technologies sont visibles dans différents domaines, même si là encore, ces apports doivent être contrebalancés avec les risques induits :
- La prévention et un meilleur contrôle des risques, notamment par exemple grâce aux objets connectés, qui apporteront aux assurés des services supplémentaires mais permettront aussi d’obtenir de leur part un « engagement plus fort ».
- Une souscription facilitée et plus rapide, notamment grâce à la signature électronique, que celle-ci soit opérée en agence ou à distance. Les services interactifs tels que les chatbots et messageries instantanées permettent également aux assureurs de réduire leurs coûts d’acquisition. Cependant, le risque d’un manque d’interaction humaine peut aussi desservir l’objectif.
- Une tarification mieux adaptée : grâce à ces innovations, l’historique de sinistralité du client ne sera plus l’élément majeur déterminant le montant des primes d’assurance. Ce sera plutôt l’estimation de son comportement futur au regard de différents facteurs permettant de définir un style de vie. Cependant là encore, cet avantage est à mettre en balance avec les risques liées à une éventuelle pratique discriminatoire ou à une trop grande intrusion dans la vie privée des assurés.
- Une gestion des sinistres améliorée : ces technologies permettent des traitements plus rapides des sinistres, grâce à l’automatisation du traitement d’un certain nombre de requêtes.
Ces avancées peuvent cependant « générer de nouveaux risques pour les assureurs », induits par le transfert de nombreuses fonctions de l’homme à la machine. La plupart de ces risques peut cependant être encadrée et anticipée :
- Manque d’interaction humaine
- Des problématiques potentielles de « démutualisation des portefeuilles du fait des tarifications plus segmentées introduites » par les nouvelles techniques.
- La nécessité de garantir la confidentialité de toutes les données à caractère personnel, leur stockage et leur analyse dans le strict respect des lois en vigueur.
- Enfin, l’autre risque majeur est celui de défaillance de ces technologies et des conséquences potentielles, en particulier en cas d’attaque cyber. Un assureur dépendant trop de ces nouvelles technologies verra son activité totalement paralysée en cas d’attaque cyber ou de défaillance d’ampleur.
Quels bénéfices-risques pour les réassureurs ?
Dans l’ensemble, les bénéfices induits par les nouvelles technologies pour le réassureur sont logiquement très proches de ceux induits pour l’assureur, « avec néanmoins quelques particularités » d’après la note de l’APREF.
Concernant l’utilisation de la Blockchain, le bénéfice sera plus réduit puisque le réassureur ne gère pas les contrats. L’automatisation de la gestion des contrats et des paiements ne représente donc plus un avantage significatif. En revanche, le réassureur bénéfice directement de tout avantage lié à une meilleure traçabilité des opérations.
C’est en réalité l’Intelligence Artificielle « qui ouvre le plus de perspectives pour le réassureur », notamment en matière de souscription de contrats, de distribution des produits, de prévention et de gestion des sinistres. La note explique notamment que « l’utilisation de l’IA aura en particulier comme conséquence de renforcer le point fort du réassureur que constitue son expertise en sélection médicale, et d’élargir cette expertise à un domaine connexe : la prévention. »
Quant à la RPA, elle doit permettre d’automatiser les taches de souscription, en particulier pour le réassureur de souscription médicale : les outils de reconnaissance de caractères permettront de lire et analyser automatiquement les questionnaires et rapports médicaux, les comptes-rendus d’analyses biologiques, avec un traitement automatisé.
En matière d’assurance ouverte, les opportunités pour le réassureur se situent plutôt dans le domaine de la distribution, avec « l’opportunité de mettre à disposition des applicatifs tendant à fluidifier le parcours client via des API et permettant des remontées d’informations plus fluides et rapides. »
Enfin, le domaine de la génétique pourrait aussi concerner potentiellement particulièrement le réassureur, « dont l’expertise est souvent demandée en matière de sélection et souscription des risques d’assurance de personnes ainsi qu’en matière médicale. » Cependant l’état actuel du droit en France ne permet pas d’utiliser cette technique pour des raisons éthiques, au vu des risques déjà indiqués.
Quant aux risques plus généraux induits par toutes ces nouvelles technologies pour le réassureur, ils diffèrent peu de ceux supportés par l’assureur, étant « essentiellement liés aux incertitudes quant à l’avenir des technologies en elles-mêmes et à la pérennité des acteurs maitrisant ces technologies ». En particulier, les blockchains restent soumises à un « risque de pertes d’informations sensibles ayant vocation à être conservés sur le long terme. »
De son côté, l’intelligence artificielle, en automatisant l’essentiel des tâches accomplies autrefois par des humains, comporte également un risque à long terme de perte de connaissances et de capital humains, rendant l’homme dépendant des technologies qu’il a pourtant lui-même créées. C’est pourquoi la note conclue que « le déploiement des nouvelles technologies dans la chaîne valeur de l’assurance et le parcours client implique que les risques inhérents à leur usage soient pleinement identifiés, mesurés et surtout bien maitrisés. »
Vers la création d’un Comité des Nouvelles Technologies ?
S’étant basée sur l’état actuel de la question en 2021, la note de l’APREF reconnait que « certains projets ou exemples auront beaucoup changé ou tout simplement échoué dans quelques années. » Eric Gaubert souligne en effet « le caractère rapide et évolutif des nouvelles technologies. Chaque technologie peut être utilisée seule ou couplée à d’autres. Cela entraine certes de nouveaux bénéfices mais également de nouveaux risques. »
C’est pourquoi le rapport appelle à « un meilleur suivi de l’évolution de ces technologies, ainsi que de l’émergence de technologies encore nouvelles et leur combinaison. » A cela s’ajoute la nécessité de suivre toutes les réglementations et recommandations des différentes instances officielles (Commission européenne, CNIL, etc.).
Pour ce faire, le rapport propose « la création d’un comité ad hoc Nouvelles Technologies, dans la gouvernance des compagnies d’assurance et de réassurance. » Eric Gaubert souligne que « cette instance permettra de suivre les évolutions et les émergences de nouvelles technologies, et surtout de garder la pleine maîtrise de leur usage. »
La note envisage aussi la possibilité « d’intégrer cette instance dans le Comité des Risques, le risque technologique faisant partie intégrante de la cartographie des risques de la plupart des assureurs. »
Au vu de la vitesse à laquelle ces nouvelles technologies évoluent, une chose est sûre : cette note de l’APREF est appelée elle-même à être régulièrement mise à jour.