Face au coût grandissant des catastrophes naturelles et des événements climatiques à l’échelle mondiale, le système assuranciel est de plus en plus mis en difficulté et certaines tensions commencent à être palpables. En France, le régime assuranciel des catastrophes naturelles (CATNAT) est en déficit depuis 2015. D’un autre côté, les représentants de la profession de Risk Manager pointent du doigt un engagement insuffisant de la part des assureurs. Si l’ensemble des acteurs estime que les solutions existent, des réformes étant d’ailleurs en cours, force est de constater que les points de vue ne sont pas encore tout à fait accordés.
L’intensification des risques : un constat partagé
Interrogé sur Europe 1 le 16 décembre, le Président de l’Association pour le Management des Risques et des Assurances de l’Entreprise (AMRAE) Oliver WILD, lui-même Risk Manager chez Veolia, souligne la forte émergence du rôle de « gestionnaire de risque » dans les entreprises. En partenariat avec Axa Climate, l’AMRAE a d’ailleurs publié un baromètre aux résultats édifiants, montrant que désormais, le risque climatique « occupe les esprits au plus haut niveau dans toutes les entreprises ». Si Oliver Wild estime que les solutions existent, le temps est venu d’après lui de changer de paradigme : « le réchauffement climatique ne doit plus être perçu comme un risque mais comme un fait dont nous avons déjà constaté les manifestations. Le temps d’une meilleure compréhension des risques et de l’action est donc venu. »
Du côté des assureurs, le Directeur Général de la Fédération Française de l’Assurance (FFA) Franck Le Vallois, interrogé par le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) le 16 décembre dernier, constate lui aussi l’émergence de nouveaux types de risques systémiques : les risques pandémiques, les risques en matière de cybercriminalité et les risques climatiques. Il reconnaît que les populations sont encore insuffisamment informées sur ces risques majeurs, toutes ne bénéficiant pas de couvertures suffisantes.
Cependant parmi ces trois types de risques systémiques, c’est bien le risque climatique que le baromètre de l’AMRAE place tout en haut de l’échelle. Or d’après cette étude, 60% des Risk Manager interrogés s’inquiètent de l’assurabilité future de certaines régions en France et dans le monde, voire de certaines activités. C’est pourquoi Oliver WILD plaide pour davantage d’anticipation et de prévention, rapportant que d’après les études dont il dispose, « 1€ investi en prévention permet de générer de façon générale 5 € d’économies en cas de survenance d’un sinistre climatique. »
De son côté, Franck Le Vallois rejoint ce discours consistant à vouloir insuffler davantage une culture du risque au sein de la société, afin de mieux appréhender celui-ci. Il affirme la nécessité « d’améliorer les connaissances, développer les partenariats public-privé pour mieux faire face aux risques majeurs dits « catastrophiques », et renforcer les logiques de prévention afin de mieux se protéger en amont. »
Interrogé également par le CESE le 10 janvier, le Président du groupe de réassurance SCOR Denis Kessler reconnaissait à ton tour une déficience en matière de Risk Management, notamment au niveau public et collectif : « il faut que ces risques émergents soient mieux pris en compte par la collectivité, mieux identifiés et que des dispositifs soient mis en œuvre pour diminuer leurs coûts pour chaque individu comme pour la collectivité. Il faut donc développer le Risk Management à tous les étages de la société, notamment niveau public. C’est le seul moyen de rassurer une population qui se sent vulnérable, la vulnérabilité traduisant des angoisses et des peurs. »
Enfin, interrogé le 23 décembre dernier dans le cadre des podcasts La Voix de l’Expert réalisés par le groupe Stelliant, l’expert Dommages et spécialiste agricole de ce même groupe François Banuls, rejoint lui aussi les constats établis et la nécessité d’entreprendre des réformes d’ampleur. « Les risques climatiques ont explosé ces dernières années et les agriculteurs n’ont pas les moyens de se prémunir. Jusqu’à un passé récent, le monde agricole a toujours été en capacité de s’adapter. Mais avec l’intensification des moyens de production et l’augmentation des risques en intensité et en fréquence, les exploitations agricoles ont de moins en moins de faculté d’adaptation. Par exemple sur les six dernières années, la Région Sud a subi une sécheresse historique en 2016, un épisode de gel catastrophique en 2017, en 2018 une pression au mildiou exceptionnelle du fait des intempéries. Rien qu’en 2021, la région a subi le gel du siècle en avril, des incendies majeurs en été et des inondations catastrophiques [en fin d’année]. » Autrement dit, les agriculteurs ont de moins en moins les moyens de faire face et ont plus que jamais besoin du soutien des assureurs.
Des divergences sur l’engagement des assurances
Or c’est précisément là que le bât blesse : un certain nombre d’acteurs estime que l’accompagnement des assurances est insuffisant à l’heure actuelle. D’après le Baromètre AMRAE, 70% des Risk Managers ont répondus « non » à la question « êtes-vous satisfait de la manière dont les assureurs vous accompagnent pour traiter les risques climatiques ? ».
Les failles pointées par les Risk Managers dans le baromètre sont pour le moins alarmantes : manque de maîtrise du sujet, absence de réponses adaptées et même un « manque d’engagement ». Autrement dit, les assureurs se préoccuperaient avant tout de réduire leur propre risque d’exposition aux aléas climatiques, ou alors augmenteraient largement leurs tarifs en contrepartie d’une couverture plus adaptée.
De son côté sans surprise, Franck LE VALLOIS met au contraire en avant l’engagement des assureurs et leur contribution au financement de la transition écologique. « Les assureurs sont des investisseurs institutionnels et investissent l’argent des assurés, notamment par le biais des contrats d’assurance vie. 2700 milliards d’euros de placement ont été investis par les assureurs français, notamment dans l’économie productive. Par ce biais les assureurs contribuent à financer la transition écologique. C’est le cas à titre individuel par les engagements des assureurs, mais aussi par les engagements pris par l’ensemble de la profession. Par exemple notre engagement de mettre en place un baromètre « Climat et critères environnementaux, sociaux et de gouvernance » afin de donner davantage de transparence en la matière sur les investissements des assureurs. Les placements Verts ont doublé sur les trois dernières années pour atteindre 113 milliards d’euros investis par les assureurs. »
Pourtant, le président de l’AMRAE Oliver Wild confirme des relations difficiles avec les assureurs, soulignant que de grandes catastrophes récentes, comme l’ouragan Ida qui a inondé le Métro de New York en septembre dernier et occasionné plus de 160 milliards de dollars de dégâts, ont démontré que les modèles classiques d’assurance étaient dépassés. S’il convient tout à fait que le secteur de l’assurance ne peut faire face à lui seul à une telle catastrophe, il plaide en faveur de l’élaboration concertée d’un nouveau modèle. La crise sanitaire et la pandémie de Covid-19 ont achevé de le conforter dans cette conviction. « D’où l’intérêt de la notion de Risk Management : il faut bien comprendre les risques et mettre en place des mesures fortes de prévention pour pouvoir absorber une bonne partie des chocs et remettre l’activité en route le plus rapidement possible. Mais aujourd’hui, l’assurance a plutôt tendance à se retirer des grands risques. Les cotisations vont vers le haut, les indemnisations vers le bas. Il y a besoin de renouer un dialogue car une vraie fracture s’est créée. »
Quelles solutions pour l’avenir ?
La récurrence des inondations, des incendies ou d’autres catastrophes amènerait-elle les assureurs à se désengager, quitte à restreindre les activités humaines ou les échanges dans certaines parties du monde ? Oliver Wild ne va pas jusque là : « il y a toujours des alternatives. Il ne faut pas penser en obstacle mais en adaptation et en transformation pour continuer l’activité à court, moyen et long terme. Il faut renouer le dialogue car une entreprise qui gère bien ses risques est durable, résiliente et tout le tissu économique autour en bénéficie. Il faut donc faire cette analyse préalable et partager cela avec les assureurs pour définir un nveau partage du risque. »
Au-delà des seuls assureurs, les temps actuels incitent de toute façon à la remise en question : les agriculteurs voient aussi leur modèle d’agriculture intensive traditionnelle remis en cause par les volontés croissantes des consommateurs de bénéficier d’une agriculture respectueuse des animaux comme de l’environnement. Tout en comprenant parfaitement cette tendance, François BANULS tempère en soulignant que « cette agriculture restera minoritaire car elle ne pourra pas restructurer en totalité les paysages agricoles français. En revanche, ces nouveaux modes d’agriculture ne sont pas exposés aux mêmes risques et les contrats d’assurance évoluent en conséquence : les exploitants peuvent désormais être assurés sur du stockage à la ferme, ou sur des pertes de marchandises en fonction de leur prix de commercialisation. Il y a donc une adaptation des contrats d’assurance afin de répondre à ces changements. »
Côté assureurs, le Président de SCOR Denis Kessler convient que face à l’intensification de ces nouveaux risques planétaires majeurs, « il est impossible de lutter seul. Il faut donc une réponse à la hauteur, et que cette culture du risque et de la recherche technologique se développe à tous niveaux : national, européen et mondial. La solution passera par la science et la technologie, qui résolvent bien plus de risques qu’elles n’en créent. »
En attendant les progrès de la science, parmi les solutions déjà expérimentées par les assureurs avec un certain succès, figure celle de la titrisation, consistant à émettre des obligations porteuses de risque : les investisseurs ont alors la possibilité d’investir dans des « obligations en catastrophe » prévues pour financer les grandes catastrophes au cas où celles-ci surviendraient, et donc couvrir les dépenses des assurances. « Ces obligations en catastrophe représentent à l’heure actuelle environ 25% des grands risques catastrophiques dans le domaine des catastrophes naturelle, la titrisation a contribué à une prise en charge satisfaisante mais il semble difficile d’aller au-delà de ces 25%, » tempère Denis Kessler.
Ce dernier scrutera par ailleurs très attentivement la prochaine révision règlementaire européenne des règles en matière d’assurance : « Cette révision doit faciliter l’action des assureurs pour pouvoir investir dans les entreprises, financer la transition écologique à long terme et continuer à produire des produits d’épargne et d’assurance-vie protégeant l’épargne des assurés. »
Au fond, s’il est bien un point d’accord entre assureurs, Risk Managers d’entreprises et experts en dommages, c’est sur la nécessité pour chacun de s’adapter en permanence aux temps qui courent, quitte à remettre en cause ses acquis pour élargir ses compétences ou ses champs d’action. Le métier d’agriculteur s’est lui-même largement transformé en à peine quelques décennies, comme le souligne François BANULS : « Un agriculteur, c’est maintenant un chef d’entreprise agricole, exigeant une diversité de compétence, notamment en matière de gestion financière et assurancielle, mais aussi des compétences commerciales, managériales, juridiques. » En conséquence, l’expert plaide sans surprise pour un meilleur accompagnement de ces évolutions de la part des assurances : « un certain nombre de risques, non assurables aujourd’hui, nécessitent une prise en compte plus approfondie pour pérenniser l’avenir des exploitations. »