Eric Gaubert et Frédéric Panchaud se connaissent de longue date, et échangent régulièrement sur un sujet d’intérêt commun, l’innovation technologique et son impact pour le secteur de l’assurance. Dernièrement, ils ont pu confronter un certain nombre d’idées sur une tendance de fond, mais encore mal perçue par le marché…la « Super’app ».
Cet échange, que nous reproduisons intégralement ici, a permis de clarifier leurs idées, de poser une définition, d’identifier des enjeux et d’ouvrir un vaste champ d’interrogations et surtout d’opportunités… . C’est pourquoi nous avons fait le choix de partager cette discussion afin de pouvoir recueillir des points de vue qui enrichiront leurs visions.
Eric Gaubert
Les assureurs ont su prendre le train en marche pour développer des applications sur smartphone pour leurs clients et leurs partenaires.
Chaque application permet à l’assuré d’interagir avec son assureur notamment pour souscrire son contrat, faire le règlement de sa prime/cotisation, déclarer un sinistre, connaître les garanties de son contrat et le montant des prestations remboursées, etc.
Un point souvent connu et relevé par les acteurs de l’industrie est le faible nombre de points de contact entre eux et leurs clients/adhérents.
Hormis lors de la souscription et en régime de croisière de la vie du contrat, lors d’un sinistre et le courrier pour le paiement de la prime / de la cotisation, il n’y a que peu voire pas d’échanges entre les protagonistes.
On pourrait donc légitimement imaginer une Super’app qui regroupe toutes les applications correspondant à chaque produit d’assurance. Cela permettrait d’augmenter les points de contacts entre la compagnie d’assurance et l’assuré et par conséquent, de mieux couvrir les besoins du client.
La compagnie d’assurance pourrait en fonction des produits souscrits par le client lui proposer d’autres produits (cross selling), communiquer sur la prévention en diffusant des conseils en santé ou nutrition par exemple. Qui dit point de contact dit outil de communication.
Cette Super’app devrait bien évidemment embarquer un module de communication type SnapChat ou WhatsApp afin de simplifier les échanges. En fonction des horaires, des chatbots pourraient prendre le relais. Bien entendu, cette Super’app permettrait des visios avec des commerciaux pour obtenir des conseils précis sur un produit d’assurance particulier et ses garanties associées.
Frédéric Panchaud
Je reconnais bien là ton enthousiasme naturel, mais je crois qu’il y a un emballement sur le terme de Super’app, que tout le monde utilise à tort et à travers. Je te fais un petit “Alain Decaux raconte” pour t’éclaircir les idées et vérifier que l’on parle bien de la même chose.
Le terme apparaît pour la première fois en 2010 et sa définition est alors : “un écosystème fermé d’applications offrant une expérience transparente, intégrée, contextualisée et efficace”.
Ce qui est ironique, c’est qu’en 2010, parler de Super’app, c’est être plus qu’innovant, c’est visionnaire, et que la définition provient de Mike Lazaridis, fondateur de Blackberry…Et que côté occident, on en restera là.
En Chine en revanche, on voit émerger dès 2011 deux écosystèmes incroyables WeChat et dans une moindre mesure Alipay…C’est étonnant de le dire, mais il est peu probable qu’ils aient eu une vision déterminée du type on va construire un truc qui s’appelle une Super’app (notamment parce que la réussite du modèle dépend trop largement d’éléments étatiques).
Cependant, une fois qu’ils ont réussi, on a commencé à voir fleurir le concept de Super’app.
En gros, au lieu du titre de sa slide “Notre reco stratégique : copier Wechat”, le marché a trouvé plus cool de dire “construisez une Super’app” (je sais, je suis mauvais esprit).
Et ce qui est ballot, c’est que les conditions de marché ayant permis l’émergence de Wechat (croissance de dingue, absence des grands joueurs internationaux car décisions politiques, etc.), ne semblent pas réplicables…
Concrètement, je ne vois pas dans quel environnement national actuel on pourrait voir l’émergence d’un “Wechat like” aussi indispensable que l’original.
Mais du coup, je te propose ma définition.
Une Super’app, c’est une application mobile qui se positionne comme un guichet unique permettant de répondre à tous les besoins quotidiens des utilisateurs d’un écosystème qu’ils soient online ou offline.
Pour y parvenir, elle permet à d’autres entités de proposer des produits et services grâce à des mini app qui sont “hébergées” par cette Super’app. L’objectif est que l’utilisateur n’ait jamais à sortir de la Super’app.
Alors on peut challenger cette définition (pas trop hein), je suis susceptible et en plus elle est vraiment bien.
Mais par contre, je voudrais insister sur une dimension ultra importante. La philosophie d’une véritable Super’app, c’est presque de remplacer Internet (et revoilà AOL pour les plus vieux d’entre nous).
En Chine, Internet, c’est WeChat…
J’ai traduit cet état de fait par la notion de guichet unique quotidien.
Concrètement, les utilisateurs doivent allumer cette Super’app en se levant et ne pas avoir besoin d’en sortir de la journée pour régler tous leurs problèmes (personnels et professionnels).
Penses-tu qu’il puisse exister une application d’assurance tellement sexy (parce que c’est glamour l’assurance, c’est bien connu) et complète qui puisse constituer ton compagnon virtuel quotidien ?
Eric Gaubert
J’aime bien ta définition de Super’app et te rejoins sur le besoin du guichet unique. La relation entre le client et la compagnie d’assurance, c’est souvent là que le bât blesse. Ce guichet unique est une bonne réponse à la demande d’accompagnement virtuel quotidien et en toutes circonstances.
En effet, comme je te le disais en introduction, le client, l’assuré ou l’adhérent va utiliser l’application fournie par l’assureur dans trois situations : à la souscription, à la déclaration d’un sinistre ou pour le paiement de cotisation. On est sur une fréquence annuelle donc loin d’une utilisation quotidienne comme tu définies dans le cadre de ta Super’app.
Ma conviction s’oriente vers l’intégration de l’assurance ou plutôt de l’écosystème au sein d’une Super’app.
Les cas d’études peuvent être nombreux alors je propose qu’on en détaille un seul. Prenons le cas assez classique de l’écosystème de la santé.
Le Super’user (utilisateur de la Super’app) peut enregistrer ses constantes (fréquence cardiaque, température corporelle, tension, poids, masse graisseuse, IMC, durée de sommeil) et son ressenti (qualité du sommeil, état psychologique, stress éventuel). Toutes ses données seront collectées directement via des objets connectés (montre, balance, capteur). Bien entendu, la Super’app devra garantir toute la confidentialité des données à caractère personnel. Elles devront être stockées et analysées dans le strict respect des règles en avec la protection des données des consommateurs. Toutes les parties prenantes de la Super’app devront alors se conformer à toutes les exigences réglementaires et juridiques régionales (RGPD, règlement général sur la protection des données) et mondiales associées à la protection des données.
En fonction des résultats et en comparaison à des objectifs définis, la Super’app pourra alors fournir des conseils sur l’activité physique à faire dans la journée, proposer un rendez-vous avec un coach (sportif ou nutritionnel), soumettre l’idée de faire des exercices de relaxation ou bien contacter un masseur pour dissiper tous maux ou toute contracture.
Via la Super’app, il pourra échanger par message avec les spécialistes directement et faire une visio pour faire des exercices physiques lors d’une séance de trente minutes. Prolongeons la démarche dans le cadre du travail, la Super’app aura accès à l’agenda et fournira également des conseils sur les temps de déplacements pour se rendre au travail ou bien à une réunion chez un client. En fonction de l’emploi du temps, la Super’app sera là également pour prodiguer des conseils en fonction des informations qui lui seront remontées via la montre connectée.
Dans le cadre de la qualité de vie au travail (QVT), la Super’app proposera des exercices de relaxation via des vidéos d’une durée réduite.
Le Super’user pourra alors donner son ressenti tout au long de la journée. Avant la fin d’après-midi, la Super’app anticipera la fameuse question “que vais-je manger ce soir ?”.
Basée sur l’historique des courses faites via la Super’app elle suggérera différents menus healthy (équilibrés) et une fois le menu validé par le Super’user, la Super’app passera directement la commande et gérera la livraison à domicile.
Ce cas d’étude peut facilement être étendu au cas d’une personne senior qui souhaite rester à domicile. La Super’app constituera un formidable compagnon virtuel au quotidien pour lui faciliter les tâches et lui permettre de gérer les échanges avec ses proches et le personnel aidant voire médical si besoin.
Ceci est le cas pour un écosystème santé, on pourrait faire l’exercice pour l’écosystème de l’épargne, de l’auto, de la maison, etc. Bien entendu, tous ces écosystèmes devront être définis de façon intrinsèque mais surtout devront être interconnectés via une interopérabilité sans couture.
L’usage des API sera un prérequis technique pour pouvoir interagir de façon ouverte avec les systèmes d’information des compagnies d’assurances et de tous les autres intervenants des écosystèmes.
Je reste résolument optimiste pour voir naître ce type de Super’app car les entreprises d’assurances font beaucoup d’investissements pour ouvrir leur Système d’information (SI) dans le cadre de leur transformation digitale.
J’ai détaillé un exemple et je dirais qu’il n’y a plus qu’à. Plus facile à dire qu’à faire me répondras-tu. Alors, d’après toi, quelles sont les étapes et surtout les facteurs clés de succès pour mettre en œuvre ce que j’ai décrit précédemment ?
Frédéric Panchaud
La Super’app de la santé me semble un excellent choix car en plus, il est plutôt à la mode en ce moment.
Pour ma part, je vois deux grands enjeux pour qu’une super application soit une réussite.
1-De vrais “Usages fonctionnels”
Elle doit permettre de répondre à un maximum de besoins de ses utilisateurs, que ces besoins soient online ou offline.
Quels sont les indicateurs de réussite sur cette partie ? Simple, est-ce que tes utilisateurs allument ton appli en se levant et l’utilisent tout au long de leur journée pour solutionner un maximum de problèmes…et cela tous les jours ?
Ce que l’on peut essayer de faire, c’est de restreindre le périmètre de besoin et de devenir la Super’app de tel ou tel écosystème. Si on prend le cas de la santé par exemple, on peut imaginer que cette app doit répondre à tous les besoins en rapport avec la santé depuis les patients chroniques jusqu’aux professionnels de santé, en passant par les personnes très attentives à avoir une vie saine.
En général, les Super’app ne sont pas en mesure de répondre à tous les besoins en direct, et doivent donc passer des partenariats, en mode Mini’app, pour éviter que les utilisateurs soient obligés de sortir…
Et cela pose aussi la capacité à s’interconnecter avec des services de l’Etat (très présent dans la santé).
En synthèse, sur l’aspect métier, je dirais qu’il faut bien déterminer l’écosystème que tu attaques (et dans lequel, tu dois être crédible) et avoir la culture de politique de partenariats, voire de coopétition.
2-“Une maîtrise de fonctionnalités technologiques”
A mon sens, le cœur du sujet, pas très sexy, c’est la capacité à gérer une authentification unique –SSO– de très bon niveau (que ce soit d’un point de vue UX que Cyber) ET c’est loin d’être si trivial.
Ensuite, on peut également envisager que les meilleures Super’app dans le monde embarquent les fonctionnalités de paiement (pour ne pas avoir besoin de sortir de l’app) et les messageries internes pour animer la communauté…
Eric Gaubert
Je rebondis sur ton dernier point à savoir les fonctionnalités technologiques. Nous observons des évolutions majeures dans ce domaine depuis quelques années. L’avènement des API (Application Programming Interface) a encouragé les entreprises, notamment les banques via la Directive DSP 2, à “ouvrir” leur système d’information à des services ou entreprises tierces. Les compagnies d’assurances ont emboîté le pas pour mettre en place les API pour des services internes puis ont élargi le service à leurs partenaires, par exemple les courtiers.
Ce nouveau paradigme dit d’architecture ouverte, introduit de nouvelles possibilités pour une compagnie d’assurance et peut dès lors mettre à disposition ses produits en marque blanche et également ses services. Le time to market s’en trouve fortement réduit et les nouveaux partenariats sont alors plus facilement mis en œuvre.
Nous avons beaucoup entendu parler ou lu de l’Open Insurance (Assurance ouverte) ou de l’Embedded Insurance (Assurance embarquée). Ces deux notions sont très liées au déploiement des plateformes, pour la première la compagnie peut développer la sienne et pour la seconde, elle peut s’intégrer à une plateforme déjà existante par exemple un site de mise en relation entre professionnels et particuliers. Dans ce dernier point, la plateforme partenaire pourra alors proposer des assurances santé, prévoyance ou RC pro par exemple.
La question qu’on peut alors légitimement se poser : faut-il dépenser des budgets pour mettre en place une plateforme (propriétaire ou via un partenariat) ou bien via une Super’app ?
La réponse pourrait être normande : cela dépend du client cible et du business model (ou modèle d’affaires) de la compagnie d’assurance. Il faut également partir du principe que cette dernière a déjà développé sa stratégie d’architecture ouverte via la fourniture d’API. Pour un business model B2B, on peut s’orienter vers une plateforme. En effet, les professionnels ou PME ont assez nativement adopté ce type de fonctionnement. Pour un modèle B2C, il est plus judicieux de démarrer le projet directement sur la Super’app. Enfin en modèle B2B2C, la combinaison de la plateforme et de la Super’app s’avère un choix stratégique très pertinent car très agile. Bien entendu, quel que soit le choix Plateforme vs Super’app, cela nécessite une organisation idoine avec la mise en place d’une fabrique API, d’une documentation détaillée avec des mises à jour régulières et une gouvernance adaptée pour garantir la performance de ce modèle de distribution.
Frédéric Panchaud
Tout à fait d’accord avec toi et j’ajouterai deux questions fondamentales que les entreprises doivent se poser sur ces sujets. Quelle est ma proposition de valeur et quelle stratégie est en adéquation avec mes moyens financiers et humains ?
Concernant la proposition de valeur, la réponse n’est plus si évidente que cela dans le secteur de l’assurance et encore moins dans celui de la santé.
Instinctivement, on répondra “protéger mes assurés” en leur vendant des produits d’assurance idoines.
Mais de plus en plus d’entités ne correspondent plus seulement à cette réponse puisque par exemple, certains dirigeants définissent leurs entités comme des entreprises de data.
Mais pour moi, le cas le plus intéressant est celui de Ping An, qui se voit de moins en moins comme un assureur (et pourtant 190 milliards de CA) et de plus en plus comme une société qui développe des actifs et des plateformes technologiques qui leur permettent de vendre de l’assurance mais aussi de produits financiers, de la smart city ou encore de l’éducation…
Dans la logique Asiatique (au sens du continent y compris l’Inde) lorsque l’on parle de plateformes, c’est de ça dont il s’agit, à savoir des outils tech et de l’usage de data qui génèrent une audience et permet de leur vendre tout ou presque.
La valeur d’une entreprise peut donc être aussi sa capacité à analyser toutes les data et/ou à créer des asset technologiques (notamment en IA).
Autre réponse possible, la majorité en fait il me semble.
Nous souhaitons proposer à nos clients un ensemble de services et de prestations cohérentes avec leurs métiers de base, à savoir la santé.
Concrètement, ces entreprises cherchent à construire des réponses (internes ou via partenariats) pour offrir des couvertures complètes pour chaque grand besoin (par exemple de la prévention avec des complémentaires santé…), puis cherche à les faire connaître pour les distribuer.
On est ici dans l’open insurance, qui est finalement l’outillage tech d’une démarche métier.
Enfin, l’entreprise peut répondre que l’assurance n’est qu’un de nombreux métiers que tu exerces et que ta valeur est d’accompagner un portefeuille de clients dans son quotidien.
Et là, la Super’app est peut-être la bonne réponse. En gros, tu vas créer un écosystème comme la précédente réponse mais avec une acception beaucoup plus large…
Le meilleur cas que je connaisse est Air Asia, le Ryan Air Asiatique qui développe une Super’app qui va du voyage jusqu’à la livraison à domicile et les VTC…
Je termine en posant quelques questions sans réponses à date.
Combien d’acteurs du secteur de l’assurance ont les reins suffisamment solides pour développer une Super’app (en particulier la faire connaître et adopter par un large nombre d’utilisateurs y compris les jeunes générations ou digital natives) ? Peut-on faire une Super’app sur le seul périmètre français ? N’est-il pas stratégique pour certaines entités de chercher à être le partenaire assureurs de Super’app plus lifestyle avec une large audience et profiter de la force des algorithmes ?
Ce qui est certain, c’est que les assureurs devront se poser ces questions. Nous pourrons faire un état des lieux dans quelques semaines pour présenter les réponses apportées par les assureurs.