La « Grande démission » arriverait-elle en France ? Cette vague record de départs volontaires enregistrée aux États-Unis s’est propagée en Europe et semble toucher aussi bien les PME et que les grands groupes. Si la France n’est pas totalement épargnée par ce phénomène, elle semble toutefois y résister mieux qu’ailleurs, en particulier par rapport aux pays anglo-saxons. Mis en évidence par la crise sanitaire, ce phénomène n’est en réalité pas totalement nouveau : en 2018 en France, d’après l’Insee, 45 % des entreprises, tous secteurs confondus, déclaraient déjà faire face à des difficultés de recrutement, contre seulement 21 % en 2015. Au-delà de l’aspect conjoncturel de la crise, c’est tout le rapport au travail et les relations entre employeur et salarié qui sont touchés par des évolutions culturelles durables.
La grande démission, un phénomène américain devenu mondial
Traduction de la formule « The Great Resignation », le phénomène de la Grande Démission a vraisemblablement aux Etats-Unis démarré au printemps dernier, prenant de l’ampleur jusqu’à atteindre le chiffre de 4,3 millions de démissions de salariés au mois d’août, avec un taux de turn-over de 2,9%, d’un demi-point plus haut que son niveau d’avant-pandémie. En 6 mois, près de 20 millions de salariés ont quitté leur emploi.
Ailleurs dans le monde, les chiffres sont moins impressionnants mais la tendance de fond se dessine. En Europe, une étude menée auprès de 5 000 salariés montre que les Allemands figurent en tête du palmarès des démissions (6 %), suivis par les Anglais (4,7 %), les Néerlandais (2,9 %), les Français (2,3 %) puis les Belges (1,9 %).
Une remise en question du rapport au travail classique
Interrogé par le Washington Post, le professeur de management à la May Business School Anthony Klotz a détaillé quatre causes possibles :
- Un simple rattrapage des démissions qui auraient normalement dû se produire mais ont été repoussées par le contexte sanitaire
- Une intensification des cas de dépression et de burnout, notamment de la part du personnel s’étant retrouvé en première ligne durant la pandémie
- Les cas des personnes ne souhaitant plus retourner travailler au bureau après avoir été des mois en télétravail
- Les cas des personnes ayant vu dans ces événements une occasion de changer de vie
Il est certain que la crise sanitaire et ses conséquences, avec notamment l’explosion du télétravail, ont profondément bouleversé les habitudes et le rapport au travail des populations occidentales. Un retour à une forme de normalisation ne saurait se faire sans un certain nombre d’ajustements, en particulier vis-à-vis des générations Y et Z qui ne nourrissent pas du tout le même rapport au travail ou à la hiérarchie que la génération des baby-boomers. La possibilité du télétravail est désormais considérée comme un prérequis pour de nombreux salariés, qui se sont aussi habitués durant la pandémie à adopter des horaires nettement plus flexibles et gérer leurs emplois du temps avec souplesse, par exemple en se ménageant le temps d’aller chercher leurs enfants à l’école. Cette souplesse est désormais considérée par de nombreux travailleurs comme des acquis, ce que tous les employeurs n’ont pas anticipé. Davantage enclins à faire jouer la concurrence dans des secteurs où l’emploi est en tension, de nombreux jeunes salariés n’ont alors pas eu d’état d’âme particulier à quitter leur entreprise, en l’absence d’aménagement de cadres de travail plus souples et plus favorables.
Dans une interview croisée entre différents spécialistes, l’expert du marché du travail à l’Institut Montaigne Bertrand Martinot confirme : « Les salariés ont profité de la période Covid et des confinements pour réfléchir à leur carrière et avenir. À l’issue de la période, un boom de l’emploi est survenu et ils ont profité de la conjoncture. La multiplicité des offres d’emploi sur le marché leur a donné l’opportunité de bouger. Le grand obstacle à la mobilité professionnelle est le manque de temps. Si l’on a des projets, on ne les réalise jamais car c’est chronophage. Pendant le Covid, les employés ont eu du temps pour réfléchir et avec le redémarrage du marché du travail ils en ont profité. »
Naturellement, ce phénomène a davantage touché les salariés qualifiés et plutôt privilégiés : pour les personnes les moins bien payées ayant une marge de manœuvre réduite, reprendre le travail a été une nécessité.
Une autre réalité, plus difficile à appréhender mais néanmoins incontestablement renforcée par la crise sanitaire, est celle d’un sentiment d’une perte de sens au travail. En France, selon une étude Ipsos pour Les Echos publiée en 2020, 90 % des salariés jugeaient essentiel (55 %) ou important (35 %) que leur entreprise « donne un sens à leur travail ». Cette donne recouvre de véritables enjeux pour les politiques RH des entreprises, en matière de formations afin d’élargir le panel des offres, et de progression de carrière. Au-delà des questions du salaire ou de la montée en hiérarchie, la crise sanitaire a inévitablement recentré les populations sur un certain nombre de valeurs essentielles : la santé, la famille, l’entraide et la solidarité. Il est logique que ce mouvement se prolonge dans le cadre professionnel, un certain nombre de salariés exprimant davantage leur besoin de bien comprendre et de partager la vision de leur entreprise, afin de se sentir pleinement impliqués.
L’économiste Michel Ruimy abonde dans ce sens : « Le télétravail a laissé le temps à certains de se demander si le poste occupé était bien ce qu’ils désiraient faire et de la manière qu’ils souhaitaient le faire. La pandémie a joué ainsi un rôle de révélateur. Beaucoup d’employés de bureau ont pris conscience qu’ils en avaient marre des journées pendant lesquelles ils avaient la sensation de « perdre leur temps. »
La France est-elle réellement touchée ?
Le marché du travail n’a jamais semblé aussi dynamique qu’en France actuellement : entre juin et août 2021, plus de 900 000 offres d’emploi ont été enregistrées par Pôle Emploi, soit 10 % de plus par rapport à la même période un an plus tôt. Sans surprise, c’est dans les secteurs de la santé (+37 %), de l’hôtellerie-restauration-tourisme (+23 %), du transport (+15 %) et de la construction et des travaux publics (+ 8 %) que les offres d’emploi déposées par les entreprises sont les plus nombreuses. Très touchés durant la crise, les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration connaissent effectivement des pénuries d’embauches.
Pour autant en France, le taux d’emploi remonte et il n’a même jamais été aussi élevé. La proportion de Français en âge de travailler ayant un emploi ou qui en cherchent un a atteint 74 %, soit un niveau record. Les économistes avancent trois explications possibles à ce taux d’emploi record :
- L’effet du plan de relance, permettant aux entreprises de faire émerger de nouveaux projets, à même de retenir les salariés tentés de lever le pied ou d’en attirer de nouveaux.
- Les besoins de main d’œuvre dans de nombreux secteurs : les personnes trouvant leur métier trop difficile ou mal payé, notamment dans la restauration ou le bâtiment, ont facilement pu trouver un nouvel emploi dans un secteur différent.
- Spécifiquement en France, les seniors partent en moyenne plus tôt à la retraite qu’ailleurs
Ainsi Stefano Scarpetta, à la tête de la Direction de l’Emploi, du Travail et des Affaires sociales à l’OCDE admet que « La reprise de l’économie française a été plus forte que prévu. »
Certes, les ruptures conventionnelles ont augmenté de 9 % en septembre 2021 par rapport au mois de septembre 2019. Mais en tout état de cause, Michel Ruimy ne croit pas à un phénomène de « Grande démission » d’ampleur en France, à l’image des pays anglo-saxons : « Il me semble exagéré de considérer que ce phénomène puisse impacter grandement le marché du travail français du fait de comportements différents, en particulier une moindre mobilité des employés nationaux comparé à celle des Américains. »
Pour autant, le marché de l’emploi en France a connu de profonds bouleversements, qui ne sauraient se réduire à des épiphénomènes : « La pandémie, au niveau mondial, a donné aux individus l’occasion de réfléchir sur ce qui est essentiel pour eux, sur la signification et la nature de leur travail. Elle a suscité une soif de plus de flexibilité et une quête de sens. Elle remodèle ainsi, sur certains points, la Société. »
Le spécialiste RH Xavier Camby confirme le statut singulier de notre pays, tout en faisant le lien avec l’éternel phénomène de la « fuite des cerveaux » : « La France est un cas particulier, en raison de l’hyper-protectionnisme du salarié et de la non-flexibilité de marché de l’emploi, sans cesse toujours plus rigidifié. Les démissions seront sans doute moins nombreuses, mais l’exode des « cerveaux » va continuer de s’intensifier, comme depuis désormais plus de 30 ans. »
En effet, ce phénomène de départs et démissions se conjugue avec d’autres tendances économiques lourdes, ces dernières n’ayant pas attendu la pandémie pour se mettre en évidence : « L’évolution démographique fait que la population active stagne ou diminue dans la plupart des pays de l’OCDE, donc le rapport de force entre employeur et salarié change. Tous les secteurs économiques traditionnels sont touchés. », souligne Bertrand Martinot.
De son côté, Xavier Camby liste les différents secteurs les plus concernés par une possible vague de départs, incluant au passage le secteur de l’assurance, classé parmi les secteurs « toxiques » : « le secteur du conseil à vraie valeur ajoutée est le premier bénéficiaire, autant que la première victime, de cette tendance irréversible. Les industries les plus toxiques, tourisme de masse, énergie, chimie, pétrochimie, tabagie, extraction minière, finance ou assurance, pharmacologie, agro-industrie, renseignement, avionique ou aérospatiale, cimenterie et construction, pêches intensives ou prédations généralisées… ne seront pas épargnées par une profonde vague de dénonciations et de repositionnements contributifs. Je pense qu’un nouveau monde est en train de se créer.»
Quelles pistes pour enrayer une vague de démission ?
Concernant les secteurs spécifiques de l’hôtellerie-restauration qui sont les plus touchés, politiques comme professionnels du secteur concèdent un problème de rémunération. La ministre du Travail, Elisabeth Borne, juge que les salaires « ne sont pas à la hauteur » tandis que le président de la branche des saisonniers de l’Umih propose une augmentation des salaires « d’entre 6 et 8,5 %, voire 9 % » pour pallier les difficultés de recrutement.
Au-delà de la question du salaire pour ces secteurs précisément identifiés, les entreprises et les managers ont leur rôle à jouer pour répondre à la quête de sens croissante de la population. Les départs en cascades peuvent être le symptôme d’un manque d’écoute et de réponses appropriées aux nouvelles attentes des salariés : des efforts doivent être ainsi menés en matière d’intégration dans l’entreprise, d’organisation du travail et dans la définition des missions demandées. Le rapport de force entre employeurs et salariés s’étant inversé, l’idée de quitter son entreprise pour la concurrence voire pour un tout autre projet n’est absolument plus un tabou. La mise en place de politiques RH renouvelées, intégrant pleinement cette nouvelle donne apparaît comme indispensable.
En effet, d’après une étude de Qualtrics réalisée auprès de plus de 500 salariés français, les trois principaux éléments qui importent aux candidats pendant le processus d’embauche sont les suivants :
- Sentir que leur bien-être est une priorité (52 %)
- Connaître les politiques de travail de l’entreprise (par exemple, hybride ou à distance) (31 %)
- Sentir que leur travail sera une priorité (30 %)
La plupart des personnes interrogées, à hauteur de 57%, tiennent à exercer un travail utile, qui a du sens. Seule une faible minorité (9%), juge importante la marque de l’employeur. Ainsi les entreprises qui se concentrent sur la compréhension des facteurs d’engagement et de motivation des salariés seraient en mesure de conserver un avantage concurrentiel sur le marché.
Cette étude révèle également que 35 % des salariés affirment prévoir de chercher un nouvel emploi au cours des 12 prochains mois, tandis que 44 % déclarent qu’ils resteront à leur poste actuel et 21 % ne savent pas pour le moment. Sans surprise, les jeunes travailleurs sont particulièrement susceptibles de prévoir un départ, sachant que les Millenials représentent désormais 50% des travailleurs, suivis par une génération Z tout aussi prête à changer d’emploi en cas d’insatisfaction.
Ainsi pour éviter les démissions et conserver les talents, il revient aux entreprises de se montrer flexibles. Par exemple, certaines entreprises françaises ont mis en place récemment la semaine de quatre jours de travail ou de 32 heures. C’est notamment le cas des entreprises informatiques LDLC et IT Partner. S’il semble encore un peu tôt pour faire le bilan, le patron de LDLC a tout de même déclaré au Parisien que son « chiffre d’affaires est passé de 500 millions d’euros à 725 millions en 2021, avec une quinzaine d’embauches dont quelques-unes liées aux 32 heures ».
Quid du secteur de l’assurance ?
Si peu de données sont accessibles pour le moment en ce qui concerne l’assurance, celle-ci a logiquement été citée par Xavier Camby parmi les secteurs à risques. En effet, ce secteur a régulièrement souffert de façon générale d’une faible attractivité pour fidéliser et attirer les talents, avant-même l’arrivée de la crise sanitaire. Un certain nombre de spécialistes n’excluent pas dans ce cadre des difficultés supplémentaires à venir.
Interrogée dans le dernier numéro de Dessine-moi l’Assurance, Isabelle Hernu, Directrice Conseil Retraite, Investissements et Multinationales chez Mercer France, évoque une possible « guerre des talents féminins » à venir tous secteurs confondus, dans le cadre de la prochaine application de la Loi Rixain. Le secteur de l’assurance pourrait être soumis à rude épreuve si davantage d’efforts ne sont pas faits en faveur d’une politique inclusive en matière de parité et de diversité en général : « si l’on regarde l’indice d’Egalité professionnelle Femmes-Hommes, le secteur de l’assurance est à 90/100 en moyenne, contre une moyenne de 86/100 tous secteurs confondus. L’assurance est donc plutôt bon élève. Cela dit, la nouvelle proposition de Loi Rixain poussera certainement les autres secteurs à s’aligner : une guerre des talents féminins n’est donc pas à exclure, des femmes travaillant dans l’assurance pouvant être débauchées par d’autres secteurs qui se montreraient plus attractifs. »
Si cette « guerre des talents féminins » était avérée, de quels leviers disposerait le secteur de l’assurance pour limiter les départs ? En réalité, Isabelle Hernu souligne que la « guerre des talents » est d’ores et déjà à l’œuvre et concerne aussi bien les hommes que les femmes, tout en confirmant que la solution passe par des politiques des entreprises plus inclusives, favorisant davantage la diversité, le bien-être et l’épanouissement personnel des collaborateurs : « Je suis convaincue que la diversité constitue un élément-clé de la transformation des entreprises et à ce titre, une guerre des talents existe déjà aujourd’hui. Avec la Loi Rixain, elle serait d’autant plus forte en ce qui concerne les femmes dirigeantes. La solution est d’aller au-delà des lois et des quotas en favorisant dans l’entreprise une culture inclusive. [Se sentir écouté, soutenu dans ses] actions, au-delà du titre et du poste, déterminera le choix de rester ou non dans une entreprise. Nous avons besoin [de] faire émerger de nouveaux modèles de leadership ou de management, avec des profils différents. […] La diversité est nécessaire pour attirer et garder les meilleurs talents. […] La loi est nécessaire mais pas suffisante : un changement culturel doit s’opérer. »
L’amélioration du bien-être des collaborateurs semblerait donc loin d’être incompatible avec la performance des entreprises : plus que jamais, il revient aux employeurs d’innover pour attirer et fidéliser leurs salariés.