Jusqu’au milieu du 19ème siècle, l’assurance vie était restée, en France, à l’état embryonnaire. Il fallut attendre le Second Empire pour la voir enfin décoller, Napoléon III lui apportant alors tout son soutien.
Dans les années 1870, l’assurance vie prit son envol, ce qui ne laissait pas insensible le Trésor en quête de nouvelles ressources pour financer la dette publique en cette période très particulière qui suivait la campagne militaire désastreuse contre la Prusse et ses États allemands alliés. Ces derniers, au nom du tout jeune empire Allemand (1), avaient alors réclamé à la France une importante indemnité de guerre de cinq millions de Francs-or, « Le montant est énorme. Par référence, le revenu national de l’époque était de 18,8 Milliards de Francs et le budget de l’État, en 1872, de 2,3 Milliards. Le poids de l’indemnité était donc de l’ordre de 30 % du revenu national et de 230 % du budget public », précisait récemment un professionnel de la finance (2). Grâce, notamment, à l’émission de deux grands emprunts, la dette a pu être éteinte rapidement et l’occupation prit fin en 1873 (les Allemands ayant quand même conservé l’Alsace et une partie de la Lorraine).
Et le capital décès tomba fiscalement dans la succession
Mais tout emprunt doit, en principe, être remboursé. Aussi, au début de l’été de l’année 1875, le législateur s’empressa d’intégrer dans la loi le principe de la soumission des capitaux décès issus de l’assurance vie aux droits de succession. Par cette mesure, les députés ne faisaient que reprendre les conclusions de la Cour de cassation qui quelques années auparavant, dans son arrêt du 7 février 1872, avait affirmé que les capitaux décès d’une assurance vie faisaient partie du patrimoine de l’assuré et étaient assujettis, par suite, aux droits de mutation.
L’article 6 de la loi du 21 juin 1875 (3) était ainsi rédigé : « sont considérés pour la perception du droit de mutation par décès, comme faisant partie de la succession d’un assuré, sous la réserve des droits de communauté, s’il en exista une, les sommes, rentes ou émoluments quelconques dus par l’assureur, à raison du décès de l’assuré. Les bénéficiaires à titre gratuit de ces sommes, rentes ou émoluments sont soumis aux droits de mutation, suivant la nature de leurs titres et leurs relations avec le défunt, conformément au droit commun. »
La mesure fit grand bruit chez les assureurs qui virent immédiatement le risque de voir la dynamique de développement de l’assurance vie se briser. « Si le Trésor est trop pressé, si l’on veut absolument trouver dans les assurances sur la vie un produit actuel, tout au moins doit-on se bien garder d’appauvrir et de tarir la source elle-même », avertissait Alfred de Courcy dans son ouvrage « L’impôt et les assurances sur la vie » publié la même année (4).
« La loi spécifiait bien qu’elle ne statuait qu’au point de vue spécial de la perception des droits de mutation, mais l’on put craindre cependant que cette disposition n’apportât les entraves les plus graves au développement de l’institution », commentera au tout début du siècle dernier le juriste, Martial Bosredon, dans sa thèse de doctorat (5).
Presque un siècle de taxation
Mais d’appauvrissement, il n’en fut rien, car la doctrine et la jurisprudence, il est vrai mal établie jusque-là sur le sujet de la transmission des capitaux décès, entreprirent de solidifier l’édifice de l’assurance vie sur le plan civil en reconnaissant progressivement le mécanisme de la stipulation pour autrui. L’arrêt du 16 janvier 1888 en pose le principe de manière non équivoque : « attendu, en droit, que le contrat d’assurances sur la vie, lorsque le bénéfice de l’assurance est stipulé au profit d’une personne déterminée, comporte essentiellement l’application de l’article 1121 du Code civil, c’est-à-dire, des règles qui régissent la stipulation pour autrui ».
« Cette analyse du contrat d’assurance sur la vie au profit d’un tiers admise par la doctrine et la jurisprudence fut consacrée par la loi du 13 juillet 1930 », dont l’article 67 (codifié sous l’article L. 132‐12 du Code des assurances) dispose que « le capital ou la rente stipulé payable lors du décès de l’assuré à un bénéficiaire déterminé ou à ses héritiers ne fait pas partie de la succession de l’assuré. Le bénéficiaire, quelles que soient la forme et la date de désignation, est réputé y avoir seul droit à partir du jour du contrat même si son acceptation est postérieure à la mort de l’assuré », souligne Philippe Baillot (6).
Le principe de la taxation du capital décès aux droits de succession, prévu par la loi de 1875 et codifié ultérieurement à l’article 765 du CGI, perdura malgré quelques aménagements pendant 85 ans, jusqu’à ce qu’une autre loi, en date du 28 décembre 1959, portant réforme du contentieux fiscal, ne vienne l’abroger. À partir du 1er janvier 1960, les capitaux décès de l’assurance vie étaient à nouveau sortis de l’assiette des droits de succession ; droit civil et droit fiscal était enfin alignés.
La situation aurait pu en rester là, mais une fois de plus, l’explosion des volumes collectés en assurance vie à partir des années 80 conduisit le législateur, non pas à supprimer cette fois, mais à limiter l’exonération totale des capitaux transmis en cas de décès aux droits de succession. De lois de finances en lois de finances, de nouveaux dispositifs de taxation se sont mis en place, bien connus des professionnels et codifiés aux articles 757 B et 990 I du Code général des impôts.
Retour en 1875 ?
Aujourd’hui l’assurance vie représente plus de 1 800 milliards d’euros d’encours et l’État Français est toujours endetté (à hauteur de 120 % de son PIB, bien en deçà des 230 % de l’époque post guerre de 1870).
Pour l’heure, et compte tenu de la situation inédite due au COVID que nous traversons, l’orthodoxie budgétaire n’est pas encore tout à fait d’actualité. Mais une fois cette période passée, qui peut certifier que les avantages successoraux de l’assurance vie ne seront pas à nouveau mis à la question ? Surtout que les alertes sont nombreuses. En avril 2019, l’OCDE plaidait pour la suppression du traitement fiscal différencié de l’assurance vie en France aux fins de l’impôt sur les successions tandis que les députés du MODEM en 2020, tentaient de limiter les exonérations fiscales en cas de décès lors des discussions. Un peu plus tard, c’est au tour des députés socialistes de mener une charge contre le régime dérogatoire de l’assurance vie au motif qu’il était « injustifié économiquement et générateur d’inégalités ». Plus récemment, le rapport Tirole Blanchard remis au Président de la République sur « les grands défis économiques » souligne lui aussi qu’il convient de réexaminer les exonérations dont bénéficie l’assurance vie, dans un souci de plus de justice sociale. Pour être complet, citons enfin, le rapport sur la réserve héréditaire de 2020 remis au ministère de la Justice, qui préconise pour sa part de soumettre, pour les seuls aspects civils, l’assurance-vie au droit commun des successions et des libéralités. Cela fait beaucoup de voix en quelques mois qui s’élèvent contre les avantages successoraux de l’assurance vie. Alors retour vers le futur, ou pas ? Affaire à suivre.
Jean-Charles Naimi
- L’Empire Allemand a été proclamé dans la Galerie des glaces du château de Versailles le 18 janvier 1871
- Les indemnités de guerre dues à l’Allemagne suite à la guerre de 1870-71, François Meunier 09/07/2021 – Les voix de la finance
- Journal officiel du 23 juin 1875
- Alfred de Courcy fut assureur, administrateur de la Compagnie d’assurances générales et créateur de caisses de prévoyance
- Histoire des assurances sur la vie, Martial Bosredon, thèse pour le doctorat, faculté de Bordeaux, 1900
- Traité des assurances de personnes – Les Assurances de Personnes – Tome 4