Aux 16° et 17° siècles, la mauvaise connaissance des calculs de probabilité et des statistiques, tout comme l’ignorance des tables de mortalité, eut pour conséquence de confondre les opérations d’assurance sur la vie avec de simples paris, ou gageures.
Même si la notion de prévoyance était parfois bien présente, tel était le cas du contrat souscrit à Gênes en 1427 qui couvrait le décès des épouses lors de l’accouchement, l’absence de réelle assise scientifique assimilait l’assurance sur la vie à un jeu, par définition immoral selon le droit canon. Seule la Tontine était tolérée, et encore, elle eût, elle aussi, à faire face à quelques réticences.
L’interdiction des gageures et de l’assurance vie
Il n’en demeure pas moins qu’en cette époque que les historiens qualifient de moderne, par opposition au Moyen-Âge, l’Europe se découvre une passion pour le « pari assuranciel ». Au début du 20°siècle, l’avocat bordelais Martial Boresdon, rappelait qu’à Gênes on pariait sur tout : « sur les élections, sur la tête des rois et des empereurs, sur la vie du souverain pontife et des cardinaux, sur la réalisation des mariages, sur la grossesse des femmes, sur les probabilités de guerre et d’épidémie » (1).
« La couleur de l’équipage de la reine lors d’une cérémonie, le nombre de bâtards de tels cardinal, l’issue de l’affrontement naval anglo-espagnol à venir donnaient lieu à des paris où d’honorables sociétés financières émettaient des rentes viagères fondées sur des personnes non concernées par les gains éventuel » (2).
Pour endiguer ce mal, les pouvoirs en place décidèrent d’intervenir en prohibant sans distinction ces gageures qu’ils nommèrent, faussement, assurance sur la vie. Diverses réglementations furent alors édictées à partir de la fin du 16°siècle et tout au long du 17°siècle.
Ainsi, en 1570, l’ordonnance des Pays-Bas (qui étaient alors espagnols) prévoyait que « pour empêcher les abus, fraudes, dols et crimes commis à l’occasion des assurances sur la vie des personnes et des gageures sur voyages et autres inventions semblables, nous les prohibons et défendons comme nuisibles et contraires au bien-être général et comme de mauvais exemples » (1). Cette prohibition sera renouvelée en 1598 par l’ordonnance d’Amsterdam, par le Code de Middelbourg (en Flandre) en 1600 et par l’ordonnance de Rotterdam en 1604. En 1582, la coutume d’Anvers soulignait que « bien qu’autrefois ont eût été dans l’usage de faire des assurances sur la vie des personnes et des paris sur voyages et d’y faire droit en jugement, ces assurances, obligations, paris et inventions semblables sur la vie des personnes et sur certains voyages ont été défendus par l’Ordonnance du 20 janvier 1574 » (1).
Une proscription semblable se retrouve du côté de l’Italie du nord, où le Statut de Gênes, en 1588, précisait que : « sans autorisation du Sénat on ne pourra faire ni assurances ni gageures ni paris » (1).
Messieurs les anglais…assurez les premiers
Dans les tavernes de Londres, les paris sur les têtes des hommes politiques les plus en vue étaient une activité prisée. Bon nombre d’auteurs citent le cas de de Sir Robert Walpole, considéré comme premier véritable Premier Ministre du Royaume, qui vit sa tête « être assurée pour plusieurs milliers de livres, et à des moments particuliers de sa carrière quand sa personne semblait exposée par des tumultes populaires ou par la haine des factions, par exemple lorsqu’il fut menacé d’être mis en accusation, la prime était augmentée » (3).
Mais Outre-Manche, les autorités ont su déceler plus tôt la grossière confusion entre les paris et l’assurance, entre le hasard et la science. Dès 1755, le mathématicien anglais Dodson publie ses calculs sur les prix d’une assurance vie entière et en 1762, est fondée l’Equitable (4). Pour écarter les opérations de pur pari, cette mutuelle posait alors le principe de l’intérêt assurable. « Une personne ne pouvait assurer la vie d’une autre, que si elle prouvait avoir intérêt à la vie de cette dernière et seulement dans la mesure de cet intérêt. L’Equitable offrait l’assurance d’une somme fixe, payable en cas de décès moyennant le payement de primes annuelles et nivelées combinant ainsi l’assurance et la capitalisation » (3). Douze ans plus tard, en 1774, le roi Georges III pouvait alors interdire, dans le Gambling Act, les paris et gageures et consacrer la véritable assurance vie fonctionnant sur des bases scientifiques.
Retard à l’allumage en France
Dans le royaume de France, l’assurance vie n’eut guère bonne presse pendant des siècles. Comme aux Pays-Bas ou à Gênes, le Guidon de la mer (Guide sur le droit et l’assurance maritime paru à Rouen), dès 1589, mentionnait que les assurances faites sur la vie des hommes « en cas qu’ils decedassent estant sur leur voyage… » étaient des actions réprouvées par les bonnes mœurs…L’usage en « sera aussi prohibé et défendu en ce pays » (1).
Plus tard, ce même Guidon de la mer servit de base à l’ordonnance française sur la marine de 1681, dans laquelle Colbert codifie les activités liées à la mer dans laquelle l’assurance ne tient aucun rôle particulier. La même année, Colbert prohibe les assurances sur la vie, comme « pari immoral ».
Grâce au Genevois huguenot Etienne Clavière, formé au métier de l’assurance à Londres, une Compagnie royale des assurances sur la vie, ancêtre de GAN Assurances (Groupe Groupama) réussi à voir le jour avec l’arrêt du Conseil d’Etat du 3 novembre 1787. Ces bureaux ouvrent en août 1788 au 115, rue de Richelieu.
Mais en 1793, la Révolution décrète, la suppression des entreprises d’assurances considérées comme spéculatives. L’interdiction persiste pendant le Consulat et le Premier Empire. En 1804, Portalis, un des auteurs du Code Napoléon, déclarait encore : « II est des contrées où les idées de la saine morale ont été tellement obscurcies et étouffées par un vil esprit de commerce qu’on y autorise l’assurance sur la vie des hommes » (3).
Il faudra attendre la Restauration pour que les sociétés d’assurance en général, et d’assurance vie en particulier, réapparaissent dans le paysage.
Jean-Charles Naimi
- Assurance sur la vie, thèse de doctorat soutenue devant la Faculté de droit de Bordeaux, le 31 mars 1900
- L’UAP et l’histoire de l’assurance
- Les assurances sur la vie en Grande-Bretagne, leur rôle économique. Etudes et conjoncture – Institut national de la statistique et des études économiques, n°10, 1955 (10ᵉ année).
- Society for Equitable Assurance on Lives and Survivorships