Le feuilleton de la prise en charge ou non des pertes d’exploitation sans dommages des entreprises continue. Nous avons interviewé Me Guillaume AKSIL, Avocat – Associé LINCOLN AVOCATS CONSEIL. Pouvez-revenir sur les conditions d’application de ces garanties ?
Depuis l’annonce du confinement et de la fermeture des commerces « non essentiels », beaucoup de voix se sont fait entendre, beaucoup d’articles sont parus, beaucoup de points de vue se sont opposés. Le débat est devenu flou, de sorte qu’il est aujourd’hui difficile pour les assurés de comprendre ce à quoi ils peuvent prétendre. De manière synthétique, les bénéficiaires de contrats d’assurance multirisque professionnelle, avant de pouvoir envisager une demande d’indemnisation auprès de leurs assureurs, doivent opérer les vérifications suivantes :
- En premier lieu, vérifier que leur police d’assurance prévoit une garantie pertes d’exploitation, laquelle est facultative dans les assurances multirisque professionnelles.
- Ensuite, s’assurer que la garantie « pertes d’exploitation » a vocation à s’appliquer en l’absence de dommages matériels garantis, ce qui n’est évidemment pas le cas pour l’ensemble des polices du marché.
Enfin, surveiller qu’aucune des exclusions prévues au contrat d’assurance ne vise expressément l’épidémie ou la pandémie. Dans l’hypothèse où une telle exclusion existerait, il convient de s’assurer qu’elle est formelle, limitée et rédigée en caractères très apparents (exigences posées aux articles L.113-1 et L. 112-4 du Code des assurances).
Les assureurs en général ont été malmenés par l’opinion (et le sont encore) sur ce sujet. Du point de vue du « Droit » est-ce justifié selon vous ?
Avant de vous répondre sur le terrain légal, je rappellerai simplement que le secteur de l’assurance a un rôle social et économique, qui ne se dément pas. Et dans le même temps, les assureurs ont une très mauvaise réputation, les assurés les accusant régulièrement de ne pas tenir les engagements pris lors de la souscription de leurs contrats. S’agissant de la crise sanitaire actuelle, beaucoup de couvertures d’assurance n’ont pas vocation à s’appliquer, dans la mesure où la couverture du risque épidémique est exclue. Dans ce cas, les entreprises d’assurance ont eu raison de refuser le bénéfice de la garantie. À l’inverse, lorsque la garantie pertes d’exploitation n’est pas limitée aux interruptions d’activité liées à des dommages matériels (incendie, DDE, CAT NAT, bris de machine) et que l’épidémie est absente des exclusions, le refus de prise en charge est injustifié. Le procès fait aux assureurs repose avant tout sur la conjugaison de deux facteurs :
- D’une part, le message politique a été brouillé ces dernières semaines, oscillant entre fermeté envers les assureurs, dans un premier temps, sommés de participer à l’effort de solidarité nationale, et compréhension, le Ministre de l’Économie rappelant que les assureurs ne pouvaient être tenus au-delà de leurs engagements.
- D’autre part, la ligne de défense de la FFA ou d’AXA, société d’assurance la plus visée, a été inadaptée à la situation de crise et maladroite. L’inassurabilité du risque pandémique mise en avant pour justifier l’absence de prise en charge des conséquences pécuniaires liées à l’épidémie de Covid-19 est un argument technique et économique, mais certainement pas juridique. C’est d’ailleurs, ce que n’a pas manqué de relever le Président du Tribunal de commerce, dans sa décision du 22 mai 2020 rendue contre AXA (n° 2020017022, SAS MAISON ROSTANG c/ SA AXA FRANCE IARD).
Certaines entreprises mènent un combat médiatico-juridique. Le comprenez-vous ?
La vigueur du combat mené par certains commerçants, au premier rang desquels les restaurateurs, est proportionnelle aux enjeux pour certaines entreprises, dont la survie peut dépendre de la prise en charge des pertes d’exploitation par les assureurs. « L’homme qui n’a rien à perdre est le plus dangereux de tous les adversaires » (Chris Carter). Nous avons reçu au cabinet des restaurateurs désemparés, pour lesquels les mécanismes d’aide mis en place (prêt garanti par l’État, chômage partiel…) n’étaient pas suffisants pour assurer la poursuite de leur activité. Vous imaginez leur frustration, lorsqu’ils ont constaté que certains assureurs cherchaient à se soustraire à leurs obligations contractuelles, en refusant d’accorder les garanties dues.
Quelques assureurs ont prévu de régler cela « commercialement » et s’engagent à verser «une indemnité de crise sanitaire » à leurs assurés professionnels, indépendamment de leurs garanties contractuelles ? Qu’en pensez-vous ?
Le secteur de l’assurance est un marché très concurrentiel. Les « bancassureurs », les entreprises d’assurance « traditionnelles » et les nouveaux acteurs se livrent une bataille commerciale acharnée, comme en témoignent les spots publicitaires, qui inondent nos écrans. Même si la FFA a tenté d’unifier le discours de la profession, force est de constater qu’au niveau commercial, tous n’ont pas eu la même approche. Le versement d’une indemnité exceptionnelle, en dehors de toute garantie contractuelle, est un geste fort, qui a été accueilli très favorablement par les assurés. Ces initiatives ont eu pour effet de stigmatiser l’attitude des autres assureurs, qui, parfois en réaction, ont proposé d’offrir deux mois de cotisations. Ces remises commerciales ont été, à l’inverse, très mal perçues et n’ont pas eu pour effet de calmer le mécontentement des clients.
Récemment vous avez effectué un audit sur plus de 200 polices d’assurance. Quelles sont vos principales conclusions ?
Depuis le début de la crise sanitaire actuelle, nous avons audité – à l’heure de la rédaction de ces lignes – plus de 250 contrats d’assurance. Un peu plus de 50 d’entre eux permettent à leurs bénéficiaires de prétendre à une indemnisation pour les pertes d’exploitation subies en raison des fermetures administratives prononcées pour endiguer la propagation de l’épidémie de Covid-19.
Comment appréciez-vous la rédaction de ces polices d’assurance ?
La rédaction d’un contrat d’assurance est un exercice difficile et périlleux. D’abord, en raison du foisonnement des dispositions légales et réglementaires auxquelles les entreprises d’assurance sont assujetties. Puis, en raison de la complexité française et de la richesse du vocabulaire, un mot, une conjonction voire même une ponctuation pouvant faire basculer le sens d’une clause et par conséquent l’équilibre d’un contrat.
Nous l’avons observé, lors de l’examen des polices d’assurance, dans certaines hypothèses, l’intention de l’assureur est sans équivoque (je pense notamment aux polices ALLIANZ qui sont, de ce qu’on a pu voir passer, sur la question de la perte d’exploitation, très bien rédigées). Dans d’autres, les formules retenues dans le contrat sont ambiguës et doivent s’interpréter en faveur de la partie la plus faible, l’assuré (article 1190 du Code civil). Nous avons également été surpris de trouver des polices « tous risques sauf » dans lesquels les risques liés aux crises sanitaires ou épidémiques n’étaient pas exclus. Ils ont vraisemblablement été oubliés ! Quel risque pour l’assureur d’avoir des polices de ce type sur le marché avec des garanties donc « en sommeil ».
N’y a-t-il pas besoin, pour les clients, de plus de lisibilité, de transparence, de ce qui est garanti ou non ? (sur ces contrats et peut-être en général, sur les conditions générales ?)
Bien évidemment ! Toutefois, le législateur n’a pas encore trouvé la bonne formule pour garantir une information claire et lisible pour les souscripteurs d’assurance. En effet, le Code des assurances fixe une longue liste de documents pré-contractuels devant être remis à l’assuré, avant la conclusion du contrat (article L. 112-2 du Code des assurances). Dans les années 80, les associations de consommateurs demandaient à ce que les documents d’information des assureurs soient les plus complets possible afin que l’assuré (professionnel ou consommateur) soit correctement informé. Aujourd’hui, en pratique, l’assurance étant un contrat d’adhésion (sauf dans le cas de programmes d’assurance portant sur des risques majeurs), les assurés déclarent prendre connaissance des conditions générales de leurs contrats, bien souvent, sans même les avoir lus.
La Directive Distribution Assurance, entrée en vigueur le 1er octobre 2018, a introduit un nouveau document d’information pré-contractuelle, l’IPID (« Insurance Product Information Document »), que l’assureur a l’obligation de remettre au preneur d’assurance. L’IPID a pour objectif de permettre une meilleure compréhension des produits d’assurance et leur comparaison. À l’occasion de nos audits de contrats d’assurance, nous avons croisé très peu d’IPID, y compris dans le cas de contrats souscrits récemment et pour lesquels l’assureur avait l’obligation de remettre un tel formulaire.
Quelles sont vos recommandations ?
Deux enseignements peuvent être tirés de cette crise :
- Sur le plan de la rédaction des polices d’assurance, le mieux étant l’ennemi du bien, les polices les plus claires sont souvent celles qui évitent le verbiage et les formules inutiles.
- Sur le plan de la distribution des produits d’assurance, nous avons pu voir l’intérêt de recourir à un courtier d’assurance, lequel est tenu à un devoir d’information et de conseil envers son client et contribue à une meilleure compréhension du niveau des garanties offertes.
L’ACPR va effectuer une enquête thématique sur ces garanties perte d’exploitation. Votre réaction ? Qu’en attendez-vous ?
L’ACPR est l’autorité de régulation du secteur de l’assurance. Elle est évidemment dans son rôle, lorsqu’elle diligente une enquête sur le niveau des garanties contenues dans certains contrats. L’ACPR a un rôle de supervision du secteur de l’assurance et également de protection de la clientèle. Elle établit régulièrement des recommandations destinées aux assureurs ou aux intermédiaires d’assurance, lorsqu’elle observe de mauvaises pratiques. Je vous propose deux illustrations récentes :
- Suite à une série de contrôles menés auprès d’intermédiaires d’assurance, l’ACPR est intervenue, en octobre 2019, pour rappeler les obligations des professionnels du secteur en matière de vente de contrats d’assurance par voie de démarchage téléphonique.
- S’appuyant sur les pratiques observées à l’occasion de contrôles, l’ACPR a diffusé, en novembre 2019, un communiqué sur la distribution des garanties contre les risques cyber par les assureurs.
S’agissant de la crise sanitaire actuelle, l’ACPR ne règlera pas la question des refus de prise en charge des pertes d’exploitation, injustement opposés par certains assureurs. Toutefois, l’annonce d’une enquête du régulateur sur le sujet est un signal envoyé aux entreprises d’assurance, les invitant à revoir et clarifier la rédaction de leurs garanties.
Pour conclure, quels sont les enjeux à venir sur ce type de garantie ? Doivent-elles évoluer ? Si oui comment ?
La crise passée et l’émotion retombée, il sera intéressant de se poser la question de l’évolution nécessaire des garanties « pertes d’exploitation » dans le cas de la survenance d’une épidémie ou d’une pandémie. Pour l’heure et comme souvent ces dernières années, le pouvoir politique s’est immédiatement saisi de cette problématique, pour y apporter une réponse immédiate. Est-ce la bonne méthode ? L’avenir le dira, même si l’on peut douter de l’opportunité d’assimiler au régime d’indemnisation des Catastrophes Naturelles, le risque épidémique. C’est d’ailleurs le point de vue de Monsieur Lionel CORRE, sous-directeur assurance à la Direction Générale du Trésor, dans une récente interview où il indique à juste titre qu’il « n’existe pas d’exemple réplicable ».[1]
D’autres pistes sont envisagées comme la création d’un fonds de garantie spécifique, à l’image de ce qui existe pour le risque terroriste. Néanmoins, quand on évoque le cas d’un fonds de garantie, se pose indiscutablement la question de son financement.
[1] https://www.argusdelassurance.com/assurance-dommages/risques-d-entreprise/lionel-corre-tresor-il-n-existe-pas-d-exemple-replicable-pour-couvrir-les-catastrophes-sanitaires.165726