La pandémie actuelle impose des contraintes fortes d’organisation pour les entreprises. Résilience, plan de continuité, gestion de crise, maintien de la relation clients, gestion des Ressources Humaines et développement massif du télétravail, développement des systèmes d’information, conduite des opérations de communication, et maintien de l’organisation de la gouvernance de l’entreprise. Alors que la majorité des salariés du secteur de l’assurance travaillent aujourd’hui à distance, les dirigeants sont également confinés chez eux. Nous avons décidé d’interviewer, à distance, Patrick Bensegnor, Directeur général de Juridica, l’entité de Protection Juridique d’AXA France. Patrick Bensegnor, tout d’abord merci de répondre à cette interview. Comment en tant que personne, vivez-vous ce confinement ?
Je vis ce confinement en famille. Les parents et les deux grands fils réunis, c’est rare, alors j’en profite. On a repris les jeux de sociétés et les jeux de cartes. La cuisine a pris une grande place dans notre vie, je fais un peu de sport à la maison pour compenser. On arrive à s’isoler et travailler chacun de notre côté. J’habite Paris et quand je sors (le moins possible) pour faire les courses, j’ai l’impression d’être la semaine du 15 août. Les rues sont très calmes, un magasin sur deux est fermé, et pour ceux qui sont ouverts, il y a de longues queues, cela me fait très bizarre, c’est une sensation vraiment étrange.
En fait, cela se passe mieux que je l’avais imaginé, même si j’avoue que j’avais des craintes. D’habitude, j’ai toujours besoin de sortir de chez moi, prendre l’air, avoir un sas de décompression entre mon travail et ma maison. Mais là j’arrive à gérer, d’abord car je me dis qu’on est en bonne santé, que je peux continuer à travailler, que je fais partie des privilégiés qui travaillent dans un grand groupe comme AXA. Je me dis aussi qu’on est protégé par le confinement. Par ailleurs il faut bien dire que je n’ai pas le choix… ! Comment vivrai-je le déconfinement ? Une future découverte sur moi-même à réaliser.
Trouvez-vous certains aspects professionnels positifs à votre confinement ? au télétravail ?
Concernant mon activité professionnelle, je ne vois pas de point positif au confinement, en revanche je ne vois que des avantages au travail à distance. Sans lui, ni mes collègues, ni moi n’aurions pu continuer à exercer pleinement notre activité. Je suis admiratif chaque jour du travail réalisé par notre DSI : grâce à notre système informatique et à notre téléphonie, nous sommes capables de travailler et de délivrer un service de qualité à nos clients, pratiquement comme si nous étions sur site.
Quelles grandes décisions, pour votre entreprise, avez-vous prises dans ce contexte ?
Tout d’abord, j’ai souhaité donner la priorité à la santé, à la sécurité et au bien-être de nos salariés et il en sera bien évidemment de même lors du déconfinement. Ensuite, j’ai voulu que nous mettions tout en œuvre pour continuer à proposer à nos clients une qualité de service optimale et ainsi tenir nos engagements. Nous avons parfois dû modifier nos process et parcours clients, comme ceux liés au courrier notamment.
Enfin, il me semblait important d’épauler nos partenaires commerciaux et réseaux d’agents. Pour eux, nous travaillons continuellement à la mise à disposition d’informations juridiques actualisées pour les aider à accompagner au mieux leurs clients les plus impactés par la crise. Par exemple, nous organisons régulièrement des « live tchat » ouverts à tous les agents, et un juriste répond en direct à leurs questions. Les questions sont très variées : annulation de voyages, articles commandés en ligne non livrés, questions liées au travail, aux achats, à l’immobilier…
Comment organisez-vous la gouvernance de l’entreprise ?
Depuis le 16 mars, le Comité de Direction se réunit en cellule de crise tous les jours via Skype pour piloter nos indicateurs clé d’activité (nombre d’information juridiques délivrées, avec quel taux décroché, nombre de nouveaux litiges reçus…), mais aussi pour traiter toutes les nouvelles questions que cette situation exceptionnelle a fait émerger : questions RH liées à l’organisation du travail, outils digitaux, repriorisation des projets dans chaque département…
Aussi, le rôle des managers est plus que jamais essentiel : ils organisent tous les matins avec leurs équipes un « morning meeting » pour prendre la température de l’activité et du moral des équipes, pour traiter ou faire remonter les difficultés. Le Comité des Managers se réunit désormais toutes les semaines et c’est un moment d’échange précieux. Pour le reste, nos instances habituelles sont maintenues, puisque nous avons pu tenir notre Conseil d’Administration à la date initialement prévue.
Les Français et probablement la grande majorité des salariés de votre entreprise sont actuellement en télétravail. Selon certaines études, une très grande majorité des Français salariés n’ont pas l’habitude de travailler à distance (89% selon une étude *) et ne disposent pas d’un espace réservé pour le home office (73% selon la même étude*), comment cela se passe dans votre entreprise ?
Depuis plusieurs années, Juridica a favorisé le télétravail pour permettre un meilleur équilibre vie privée / vie professionnelle, et aussi attirer plus de candidats au recrutement, puisque c’est devenu un critère de choix d’une entreprise. Nous avons pu le faire car la nature de notre métier nous le permet, l’engagement des collaborateurs nous y encourageait et la technologie était au RDV : Il y a 1 an nous changions même tout notre parc informatique en PC portables et avons fourni des grands écrans aux collaborateurs en TLT régulier (plus de 60% de collaborateurs). Ce choix nous a déjà permis récemment de faire face avec agilité à des situations de grève des transports ou même aux épisodes neigeux qui rendaient le site de Marly-le-Roi inaccessible !
Pour autant, dans le contexte actuel, nos collaborateurs rencontrent les mêmes problématiques que l’ensemble des Français : lorsqu’il faut partager son espace de travail avec sa famille, les conditions sont forcément dégradées. Mais nous sommes extrêmement bienveillants vis-à-vis des collaborateurs dans cette situation, et il n’est pas rare d’entendre un enfant se joindre à la discussion lors d’une réunion à distance.
Est-ce que le télétravail permet de gagner du temps, de la concentration et de l’énergie ?
En temps normal, c’est indéniable. Cela permet d’économiser du temps dans les transports, et de travailler dans un environnement plus calme avec moins d’interruptions des collègues autour. Pour nos juristes, qui constituent plus de la moitié des collaborateurs de Juridica, et qui travaillent sur des dossiers complexes, c’est un réel atout. Toutefois en ce moment, ce temps et cette énergie « gagnés » sont souvent immédiatement réinvestis en temps consacré aux enfants (école à distance, jeux…), en préparations de repas, sans parler d’une charge mentale supplémentaire liée au stress de la situation du pays ou la maladie d’un proche… donc la fatigue est bien là à la fin de la journée pour tous ! Sans oublier les métiers de l’entreprise pour lesquels un travail 100% à distance complique un peu la donne : RH pour les recrutements ou commerciaux par exemple. Quant à moi, à titre personnel, j’utilise habituellement peu le télétravail : en tant que manager, j’ai besoin d’être au contact des équipes, de ressentir leur énergie, d’échanger de façon impromptue, ou dire tout simplement bonjour.
Stress, surcharge de travail, isolement social, incertitude… Le télétravail en contexte de confinement n’est pas sans risque. Or, le travail à distance n’exonère pas les employeurs de leurs obligations de protection de la santé de leurs salariés. Est-ce conciliable ?
En effet c’est une période où nous devons avoir une vigilance renforcée pour veiller à la santé physique et mentale de nos collaborateurs. Cela passe d’abord par toutes les démarches visant à lutter contre l’isolement et maintenir du lien au sein des équipes et au niveau de l’entreprise en général. Les réunions Skype et points téléphoniques individuels commencent tout simplement par « comment ça va ? qu’avez-vous fait ce week-end ?». On recrée les échanges informels de la fameuse machine à café. L’équipe Communication Interne anime aussi les équipes via nos réseaux sociaux internes et nous avons également des initiatives de collaborateurs qui permettent de créer du lien autrement. Par exemple une équipe de Juridica a créé « le Journal des Confinés », et nous en sommes déjà au 4ème numéro. Il s’agit d’échanger des bonnes pratiques, des blagues, des recettes de cuisine, des photos.
L’équipe RH fait aussi un travail remarquable pour accompagner individuellement les personnes peut-être plus fragiles, celles qui vivent seules, celles qui auraient un proche malade… Nous utilisons aussi une plateforme qui s’appelle Moodwork qui permet aux collaborateurs d’autoévaluer leur niveau de bien-être, d’avoir des conseils personnalisés et même de solliciter un psychologue du travail. Aussi nous allons lancer une enquête récurrente « checking in », qui se conçoit comme un baromètre du moral des équipes. Et enfin, en cas de besoin, comme chaque assuré santé d’AXA, tous nos collaborateurs ont accès à la téléconsultation médicale.
La technologie permet de maintenir l’activité professionnelle, de garder un peu de lien social… avez-vous découvert ou utilisé de nouveaux outils dans ce contexte ?
Plus que jamais, nous utilisons les outils qui étaient déjà en place : on est toute la journée sur Skype, Teams, on partage nos écrans, on a développé des Sharepoints, on se lance des défis sur Yammer… Tous ces outils sont disponibles aussi bien sur nos PC que sur nos smartphones. C’est magique.
Nous avons aussi un groupe Whatsapp de tous les managers, tout comme chaque équipe a son groupe Whatsapp. Quant aux autres HouseParty, Zoom etc, nous avons été vigilants dès le début en encourageant nos collaborateurs à ne s’en servir qu’à des fins non professionnelles. La crise ne doit pas nous faire oublier les bonnes pratiques de protection des données afin de limiter les risques de cybercriminalité.
Voyez-vous des conséquences positives de cette quasi généralisation du télétravail ?
Cette situation est le test ultime de notre résilience opérationnelle, elle a permis d’identifier les quelques zones où nous pouvions encore progresser en termes de digitalisation. Mais pour autant, rien ne remplace les interactions en face à face et le lien social et je sais que nous sommes tous impatients de nous retrouver dès que les conditions le permettront.
Pensez-vous, à terme, que cela risque d’augmenter le nombre de « télétravailleurs » une fois la période de confinement terminée ? Plus de demande de la part des entreprises, des salariés ? La crise sanitaire actuelle risque-t-elle de modifier structurellement votre organisation ?
Au sein de Juridica, nous sommes promoteurs de ce mode de fonctionnement, augmenter le nombre de télétravailleurs ne constitue donc pas un risque. Le télétravail est à mon avis réducteur de stress au travail, ne serait-ce que par le simple fait de réduire considérablement le temps de transport. Nous avions d’ailleurs déjà prévu d’assouplir les conditions d’accès au télétravail.
Avez-vous un autre commentaire ?
Face à ce virus biologique, on voit que l’informatique et le digital nous sauvent et nous permettent de poursuivre nos activités presque normalement. Pris sous un autre angle, cela met aussi en lumière l’hyperdépendance de la plupart des entreprises au digital : si le prochain virus mondial était informatique plutôt que biologique, ce serait un tout autre défi à relever, c’est pourquoi notre vigilance sur la protection des données et la prévention contre la cybercriminalité est sans relâche.
*Deskeo a interrogé le 26/03/2020 2 736 professionnels au sujet de leurs conditions de télétravail.
Par Jean-Luc Gambey – Vovoxx
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