"la crise sanitaire actuelle risque de modifier structurellement nos manières de travailler"

La pandémie actuelle impose des contraintes fortes d’organisation pour les entreprises. Résilience, plan de continuité, gestion de crise, maintien de la relation clients, gestion des Ressources Humaines et développement massif du télétravail, développement des systèmes d’information, conduite des opérations de communication, et maintien de l’organisation de la gouvernance de l’entreprise. Alors que la majorité des salariés du secteur de l’assurance travaillent aujourd’hui à distance, les dirigeants sont également confinés chez eux. Nous avons décidé d’interviewer, à distance, Pierre Mayeur, Directeur Général de l’Ocirp. Pierre Mayeur, tout d’abord merci de répondre à cette interview. Comment en tant que personne, vivez-vous ce confinement ?
Je le vis à Paris, avec mes proches, dans d’excellentes conditions. Je mesure la chance d’avoir un grand appartement, dans un tout petit immeuble… avec donc, en temps normal, un nombre réduit de voisins… et qui ont eu la bonne idée de partir avant le confinement !
Trouvez-vous certains aspects professionnels positifs à votre confinement ? au télétravail ?
Point positif : la période –plus que le confinement en tant que tel- commande de « lever le nez du guidon » et de réfléchir à la stratégie de manière beaucoup plus ouverte.  Nous avons basculé  dans un monde différent, avec un mode de vie que nous ne connaissions pas encore. Sur le télétravail, j’y ai toujours été très favorable. Et à titre personnel, j’en ai toujours plus ou moins fait. Je me souviens de mon émerveillement de pouvoir répondre à distance aux mails, grâce à mon premier Blackberry, il y a 15 ans ! La grande différence, majeure, c’est que cette période de télétravail dure. J’ai la chance là aussi, de ne plus avoir des enfants d’âge scolaire, ce qui me semble être un facteur très favorable au télétravail.
Quelles grandes décisions, pour votre entreprise, avez-vous prises dans ce contexte ?
Dans la matinée du 16 mars, nous avons d’abord décidé de fermer le bâtiment de l’OCIRP et de basculer tous nos salariés en télétravail dès le 16 après midi. Nous avons ensuite décidé de ne pas remettre en cause le calendrier de réunion des instances, au moins pour les premières dates prévues. Il y avait un conseil d’administration pour arrêter les comptes le 24 mars. Nous l’avons tenu le 24 mars, en audioconférence.
Nous avons également décidé de mettre en place un dispositif spécifique de soutien pour les salariés des branches et des entreprises assurées par l’OCIRP et qui seraient confrontés à un deuil, de quelque nature que ce soit, au cours de cette période.
Comment organisez-vous la gouvernance de l’entreprise ?
Nous l’organisons de la manière la plus proche du fonctionnement en temps normal. Les réunions de commissions et de conseils d’administration se tiennent aux jours prévus. Le comité des dirigeants effectifs se réunit une fois par semaine, chaque lundi matin. Il se réunit de manière élargie pour pouvoir suivre le plan de continuité des activités. Nous nous sommes efforcés de maintenir une information et un lien avec les salariés, notamment via notre serveur Intranet.
Les Français et probablement la grande majorité des salariés de votre entreprise sont actuellement en télétravail. Selon certaines études, une très grande majorité des Français salariés n’ont pas l’habitude de travailler à distance (89% selon une étude*) et ne disposent pas d’un espace réservé pour le home office (73% selon la même étude*), comment cela se passe dans votre entreprise ?
Chacun a essayé de s’adapter du mieux qu’il a pu. Nous avions déjà un dispositif important et ancien de télétravail à l’OCIRP. Nous l’avions étendu lors de la grève des transports, qui a constitué une excellente répétition puisqu’un certain nombre de salariés –jusque là à l’écart- ont pu recourir à cette formule.
Une véritable difficulté –et la grande différence de cette période de télétravail par rapport au télétravail « normal »-  me semble être de cumuler au même endroit et au même moment l’activité de parent et l’activité de salarié. Jamais évident… et particulièrement pour les parents d’enfants d’âge scolaire !
Est-ce que le télétravail permet de gagner du temps, de la concentration et de l’énergie ? Pour vous, pour vos collaborateurs ?
En temps normal, pour moi, la maîtrise du temps est une exigence pour le manager que je suis : une réunion qui commence en retard part avec un handicap et une réunion trop longue est souvent une réunion ratée. Entre les personnes qui parlent pour montrer qu’elles ont quelque chose à dire et les « grandes gueules » qui font taire les plus timides, la réunion peut être un étouffoir, voire contre-productive, si elle n’est pas managée.  De ce point de vue, le télétravail permet de gagner en concentration pour des activités de production tout comme pour des activités de réflexion stratégique. La visio a quelque chose d’amusant et de rassurant, surtout dans cette période. Avec de petites équipes (à peu près jusqu’à 6 personnes), je trouve que la visio conférence peut s’avérer également très productive et plus respectueuse des différentes personnalités. Mais attention, ces outils sont fatigants parce qu’ils exigent beaucoup de concentration !
Lorsqu’il y a plus de monde, en téléconférence comme en visio, c’est quand même souvent compliqué de suivre…  J’ai l’impression que ça peut « délayer » encore plus qu’en réunion normale.  Le management par téléphone, et encore moins le management par mail, ne m’ont jamais paru idéal.
Manager, particulièrement lorsqu’on est directeur général, c’est incarner et parler « en réel » aux personnes. C’est la grande frustration de la période actuelle.
Stress, surcharge de travail, isolement social, incertitude… Le télétravail en contexte de confinement n’est pas sans risque. Or, le travail à distance n’exonère pas les employeurs de leurs obligations de protection de la santé de leurs salariés. Est-ce conciliable ?
Difficile question ! Dans le cadre de l’entreprise à taille très humaine qu’est l’OCIRP (85 salariés), l’employeur ne peut pas non plus se transformer en nounou intrusive… Nous nous sommes efforcés à l’OCIRP de maintenir un lien social avec notre Intranet, en proposant aux salariés de diffuser des informations hors contexte professionnel. Mais nous considérons que c’est avant tout aux managers directs de s’assurer que leur équipe va bien, de prendre des nouvelles, de les « animer »… bref de les manager, ce qu’ils doivent faire « en temps normal ». On peut constater ce paradoxe avec le télétravail : certains managers ont ou prennent enfin le temps de manager, ce qui permet d’améliorer à distance la cohésion d’équipe.
La technologie permet de maintenir l’activité professionnelle, de garder un peu de lien social… avez-vous découvert ou utilisé de nouveaux outils dans ce contexte ?
Nous utilisons à l’OCIRP l’outil de visioconférence GotoMeeting, même si –pour des réunions extérieures- j’ai pu découvrir -comme beaucoup- Zoom qui pose des questions de sécurité, mais dont il faut reconnaître que l’interface est très sympa.
Voyez-vous des conséquences positives de cette quasi généralisation du télétravail ?
Oui, j’en vois au moins deux :
– on sort d’une approche que je qualifierai de « statutaire », c’est-à-dire l’image du télétravail réservé à des salariés que l’on considère comme « autonomes », c’est-à-dire des salariés cadres ;  le télétravail se « démocratise » et c’est une très bonne chose ;
– en période dite « normale », le télétravail va être désormais utilisé de manière massive pour des salariés en situation de fragilité (maladies graves, invalidantes, …) et qui pourront ainsi rester en lien avec l’entreprise ainsi que pour des salariés usés proches de la retraite ; le télétravail évite des temps de transport très pénalisants, particulièrement en région parisienne.
C’est un outil très intéressant pour modifier et moderniser l’organisation du travail.
Pensez-vous, à terme, que cela risque d’augmenter le nombre de « télétravailleurs » une fois la période de confinement terminée ? Plus de demande de la part des entreprises, des salariés ? La crise sanitaire actuelle risque-t-elle de modifier structurellement votre organisation ?
Oui bien sûr, je pense que le télétravail va se développer de manière massive après le confinement. Bien sûr, son utilisation sera différente, parce qu’on pourra alterner avec des périodes de travail « normales », dont on peut espérer – l’espoir fait vivre !- qu’elles seront probablement moins longues et mieux préparées.
Mais attention : de toute façon, la sortie du confinement va être très progressive. Il faudra probablement alterner des périodes de travail et de télétravail. Les salariés « à risque » vont probablement être obligés de rester en télétravail plus longtemps que d’autres. Oui, la crise sanitaire actuelle risque de modifier structurellement nos manières de travailler.
Avez-vous un autre commentaire ?
Nous sommes beaucoup plus plastiques que nous le croy(i)ons !
*Deskeo a interrogé le 26/03/2020 2 736 professionnels au sujet de leurs conditions de télétravail.
Par Jean-Luc Gambey – Vovoxx
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