Dans le futur : Copenhague – Christiania
Niels Hansen n’est qu’un modeste courtier d’assurance, franchisé. A plus de 63 ans, fatigué, il guette depuis une décennie une reconversion professionnelle attendue, mais improbable. Les angoisses de son passé et les incertitudes de son avenir le dévore vivant. Il habite Copenhague, métropole neutre en carbone depuis quelques décennies. Comme plus de 95% de la population, Niels déambule quotidiennement, en vélo, utilisant très fréquemment les 700 kilomètres de pistes cyclables. Plus de vélos à assurer que d’habitants. A Copenhague, le danger guette à nouveau, il ne vient pas des voitures autonomes, mais des cyclistes qui durant le rush-hour installent durablement des bouchons interminables, rendant toute circulation risquée et cauchemardesque.
Copenhague a perdu la première place du classement mondial des villes où il fait bon vivre. Cependant la ville a bénéficié, pendant quelques décennies, d’une volonté politique de fer de ses dirigeants, à vouloir la rendre toujours plus intelligente. Copenhague, ville où tout se prédit, a développé des programmes uniques de « capteurs citoyens » : les personnes, les habitations, les vélos, les voitures sont tous équipés de capteurs qui aident à localiser tous les déplacements. Le gouvernement Danois a même politiquement réussi un tour de force, imposer un visa intelligent sur l’ensemble des passeports de ses ressortissants. Certaines données récoltées, mais pas toutes, sont ensuite rendues publiques et mutualisées. Plus de 90% des processus de décision de la ville sont confiés à des machines. Des systèmes d’éligibilité automatisés, des algorithmes de classements, des modèles de prédiction contrôlent les quartiers qui doivent être policés, définissent quelles familles peuvent obtenir des aides, qui peut accéder à un emploi, qui doit être contrôlé pour fraude. Cette ville est parcourue de sentinelles informationnelles, d’agents de sécurité numérique. Si certains sont visibles, la plupart sont impénétrables et invisibles. Tous les jours, les citoyens Danois, comme ceux du monde entier, s’abandonnent à des plateformes numériques, appâtés par l’illusion de la gratuité. Toutes les données personnelles, même les plus intimes, gavent des algorithmes qui eux-mêmes orientent les choix et contrôlent les comportements. Ces outils sont désormais profondément tissés dans la fabrique de la vie sociale de la ville.
Cette fois-ci, Niels Hansen a décidé de se rendre en autonom cab, à son bureau, proche de Christiania le quartier anciennement libre et autogéré. Le service de taxi-robot, d’ailleurs intraitable sur les trajets prédictifs, permet également de transporter vers une même destination, des personnes voulant partager un sujet de conversation commun, défini à l’avance sur l’application dédiée. En l’occurrence, Niels choisit un autonom cab consacré uniquement aux discussions liées à des sujets de réorientations professionnelles. Il engagea rapidement la conversation avec une inconnue, Ana, jeune dirigeante d’entreprise, qui savourait, tout en discutant, le fameux smørrebrød. Aussitôt une forme d’alchimie professionnelle s’invita. Ils s’entendirent très vite et Niels pris, quelques jours après leur rencontre, la direction d’une vieille entreprise endormie, la société OMEGA Insurance, laissée par le père de la belle inconnue, emporté comme prévu, à la date indiquée, par une tumeur cérébrale.
En deux semaines de réflexion, Niels fut convaincu que l’aléa individuel, matière première de la compagnie, n’existait quasiment plus dans sa définition historique. Il transforma donc radicalement le modèle économique de la compagnie d’assurance, en une compagnie de rassurance, également actionnaire unique d’un cabinet de courtage captif, spécialisé en vente de stock de données individuelles. Ce cabinet de courtage commercialise les données d’OMEGA Insurance et lui fournit également les milliards de données complémentaires, intelligentes à vocation prédictive, dont la compagnie de rassurance a besoin. OMEGA Insurance est devenu rapidement la compagnie qui peut, pour ses clients, tout prédire. Grace à la stratégie de Niels, désormais 100% des revenus annuels de la compagnie sont composés de forfaits prédictifs. Chaque famille, pour 799 Euros, bénéficie de 12 prédictions privées mensuelles, nécessaires à une vie intégralement prévisible et agréable.
Niels et sa société de courtage de données personnelles avait récemment acheté tous les stocks de données prédictives d’Amazon, de Tencent, d’une dizaine de licornes mondiales et pris le contrôle de la société américaine 23andme, permettant d’identifier si chacun est génétiquement plus susceptible que la moyenne de développer une centaine de maladies. Ces tests permettent aussi d’anticiper financièrement les risques de développer une maladie neurodégénérative. OMEGA Insurance disposait également d’outils de prédiction du risque de maltraitance et d’agression d’enfants, de justice prédictive, de services de prédiction en accidentologie et d’épisodes climatiques, de prédiction des symptômes avant qu’ils n’arrivent et donc de diagnostic de pathologie, de prédictions des incidents, de fraude, des épidémies, voire même des comportements individuels.
Désormais, plus rien n’était imprévisible. Omega Insurance est devenue « l’ange gardien » des citoyens du monde entier. Cette société accumula une notoriété et une image exceptionnelles et est désormais la société la plus désirée et la plus aimée des citoyens du monde. Elle a promptement ringardisée toutes les autres entreprises leader en technologie, en particulier la déclinante société APPLE, incapable de se renouveler. La réussite d’Omega Insurance était insolente. Niels avait d’ailleurs symboliquement fait construire, pour sa société, sur les décombres de Christiania, un immeuble de 325 étages qui dépassait de très loin le plus haut building du monde, le Burj Khalifa de Dubaï, construit quelques dizaines d’années plus tôt. Niels, pour lui seul, disposait des 2 derniers étages, soit près de 2500 m2.
Mais ce monde récent, numérique, où l’homme livré à de puissants instruments de pouvoir et de prédictivité a atteint ses limites. L’invasion soudaine qui s’est produite dans les vies ordinaires a été trop rapide. Inscrire les situations de droit dans un futur optimisé par la recherche du zéro aléa a lassé les citoyens, finalement épuisés de tout savoir à l’avance. Un collectif, les DatAnonymous, fit à une vitesse fulgurante son apparition et lança la 1ère grève mondiale des datas. En quelques 48 heures, le mouvement fut suivi par près 3 Milliards d’individus qui priva toutes les sociétés des précieuses et indispensables datas. Les citoyens du monde revendiquaient désormais de la liberté et surtout de l’imprévisible, de l’improbable. Dès la 4ème semaine consécutive de grève, les majors ne trouvaient plus de datas fraiches et ne purent vendre que des datas périssables à très faibles valeurs marchandes. La pénurie organisée par les DatAnonymous fit littéralement exploser le modèle économique de toutes les sociétés captant, utilisant et revendant de la data. Omega Insurance également.
Aujourd’hui, les gens ne renoncent plus et n’encaissent plus d’être devenus de la chair à algorithmes, les citoyens ont finalement désorganisé leur servitude volontaire et ruiné la fortune d’énormes groupes construits sur la dépouille de leurs identités. Voulant rétablir des valeurs les plus fondamentales, les DatAnonymous ont blockchainisé la patrimonialité mondiale des datas personnelles, permettant ainsi de rééquilibrer les rapports de pouvoir au profit de l’individu et de ses libertés. Partout, chacun était l’unique propriétaire de ses données et pouvait ainsi accéder à certains services sans les partager, mais en payant le prix de cette confidentialité et donc en devenant véritablement client. A l’inverse, chaque citoyen refusant la patrimonialité de ses données et acceptant de les céder gratuitement, à vie, recevait en contrepartie un revenu minimum d’existence, cessible à ses héritiers.
Niels Hansen, quelques secondes avant la fameuse grève, le crack des datas désormais historique, avait réussi le tour de force de revendre des dizaines de milliards de datas en quelques secondes, ruinant au passage, quelques sociétés mondiales. Sa fortune ainsi faite, l’ancien courtier d’assurance désormais apaisé quant à son avenir, contempla de son 325ème étage, le fameux quartier de Christiania, réfléchissant comment il pourrait désormais continuer de rester éternellement anonyme, dans une société désormais nouvellement imprévisible et sans aucune servitude numérique.
Jean-Luc Gambey
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*Cette nouvelle d’assurance-fiction, publiée uniquement sur ce site, l’assurance en mouvement met en scène des faits non avérés et ne sont en aucun cas à visée de prédiction, de prospective ou autres. Si cela vous paraît « absurde », n’hésitez pas à m’en faire part directement ! Et si cet exercice vous tente également, n’hésitez pas à envoyer vos feuillets ! Nous les publierons.