Franck Le Vallois – La « proximité augmentée » : changement de paradigme pour les réseaux de distribution

Selon le 8e Observatoire « Les Français, l’assurance et la banque » OpinionWay-L’Argus, seulement 12% des français estiment que les assureurs leur inspirent de la sympathie. A l’heure du règne de l’expérience Client, il serait déraisonnable de penser que ces impressions ne sont que purs fantasmes et ne s’appuient pas sur de véritables expériences négatives. Pire, avec l’avènement des GAFA1, NATU[1] et des InsurTech, il serait dangereux de penser que notre secteur et en premier lieu les distributeurs d’assurance seront longtemps épargnés par une uberisation. Mais pourquoi une telle disruption maintenant alors que l’ère du numérique a commencé il y a maintenant une vingtaine d’années ?
Revenons un instant sur l’histoire de notre secteur. Le marché français de l’assurance a longtemps été capté par les courtiers et agents. Puis sont arrivés les mutuelles sans intermédiaires dans les années 60, les bancassureurs dans les années 80-90 et enfin l’assurance directe. Le marché français est ainsi l’un des plus compétitifs d’Europe, tant par la variété de ses acteurs que par les prix pratiqués. Cependant il n’y a jamais eu de véritables bouleversements dans la manière de distribuer les produits d’assurance. Preuve en est qu’aujourd’hui tous ces réseaux coexistent. En assurance de biens et responsabilités, courtiers et agents détiennent encore 52%[2] du marché alors qu’en assurance de personnes, réseaux bancaires (65%2) et réseaux salariés (15%2) gardent la main. Paradoxalement le canal direct qui apportait la plus grande rupture est celui qui s’est le moins imposé. Pourquoi ?
Uberisation : la menace fantôme ?
L’assurance, dans l’esprit du consommateur, est devenue une commodité : un produit de consommation courante qui est essentiel, standardisé, largement disponible, avec assez peu de différences d’un fournisseur à l’autre… au détail près que son fonctionnement reste difficile à appréhender au moment de l’achat, conduisant le consommateur à se rassurer par une présence physique. 9 français sur 10[3] estiment qu’un contact humain est important voire très important pour l’achat d’un produit d’assurance. Le fonctionnement des garanties reste complexe et le Client a besoin d’être accompagné par une personne qui lui est proche : l’agent général présent de génération en génération, le courtier ayant pignon sur rue, le conseiller financier en face à face.
Tous ces réseaux de distribution construisent leur relation Client en utilisant exactement le même ressort : la proximité géographique. Or cette dernière n’est plus le seul facteur déterminant d’achat. Les modes de distribution d’assurance sont donc à l’aune d’être bouleversés.
L’assurance adresse en effet la totalité, ou presque, des sujets en lien avec l’évolution de la société : mobilité, logement, santé, épargne, protection, activité professionnelle… Et notre société évolue à grande vitesse. Signe de cette accélération : la technologie s’approprie à travers les changements d’usages. A cela s’ajoute l’émergence d’une logique de disruption qui ne vise plus à créer de nouveaux marchés mais à redéfinir la norme de la relation Client et à rendre has been les acteurs traditionnels : c’est le phénomène d’uberisation. Les conditions sont désormais réunies pour que ce phénomène, qui a déjà touché tant d’industries, impacte la nôtre.
Tout d’abord le modèle de relation Client dans la distribution d’assurance est fragile au regard des tendances comportementales et face à l’apparition de nouveaux usages. Cette fragilité s’exprime à trois égards : la relation Client est discontinue, dépendant principalement de l’occurrence du sinistre. Elle se situe en outre à contre temps de l’usage, id est en aval de la chaîne de consommation. Elle est par ailleurs impersonnelle avec des produits standards dans la plupart des cas. Pour s’en convaincre, rappelons que les assureurs ont moins d’une interaction par an avec 50% de leurs assurés[4].
Deuxième condition, un alignement de facteurs exogènes qui favorisent une révolution dans notre secteur. Ainsi les générations Y et Z ne sont plus des Clients en puissance, ils sont désormais les cibles prioritaires. Les montants croissants investis dans l’InsurTech – près de 2,3 md€ dans le monde en 2017[5] – et l’émergence de certaines figures de proue comme Trov, Lemonade ou Alan démontrent une effervescence autour de nouveaux modèles. Des technologies telles la Blockchain ou l’intelligence artificielle rendent possibles de nouveaux usages dans notre secteur.
Enfin les évolutions du secteur poussent les assureurs à s’interroger sur leur business model dans une logique schumpetérienne de destruction créatrice. Par exemple :

  • la voiture autonome fait évoluer la nature du risque assuré en Auto, de la responsabilité du conducteur vers celle du constructeur ou de ses sous-traitants ;
  • les objets connectés et les techniques de pay how you drive modifient le rapport des Clients à leurs propres risques, en les éduquant, les responsabilisant et en transformant le besoin d’indemnisation d’un sinistre a posteriori en un besoin de maîtrise de risque a priori;
  • de nouvelles réglementations transforment la distribution d’assurance d’une logique de stock à une logique de flux et font peser des incertitudes sur la manière dont les compagnies distribueront leurs produits à l’avenir.

Nous le voyons, la chaîne de valeur des assureurs est soumise à un risque d’éclatement. Leurs réseaux de distribution sont les premiers dans la ligne de mire et se trouvent par conséquent à la croisée des chemins : une révolution venant d’un nouvel entrant ou une véritable disruption dans la relation Client.
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Ecosystèmes de services : le nouvel espoir
L’enjeu majeur pour les réseaux de distribution est de réinventer leur proximité. L’accès à l’information, les nouveaux usages et les modes de consommation font que le simple contact physique ne suffit plus. Les Clients attendent beaucoup plus. Ce qui compte aujourd’hui, ce n’est plus de répondre à un besoin de contrat à un instant et dans un lieu donnés mais de délivrer une expérience complète. 80% veulent plus d’instantanéité et de personnalisation sur l’ensemble de notre chaîne de valeur. Parmi les sujets visés : le conseil, les services, les tarifs et même la communication[6].
Délivrer cette expérience, c’est donc répondre instantanément à des besoins de personnalisation selon l’usage du moment. Ces trois dimensions – immédiateté, personnalisation, usage – sont les normes que les « uberisateurs » ont imposées dans la relation Client. Répondre à ces besoins consiste à créer une nouvelle proximité ; non plus une proximité géographique mais une « proximité augmentée » qui doit permettre de délivrer la meilleure expérience Client.
Etre accessible de manière instantanée est aujourd’hui un prérequis dans l’expérience Client. Il s’agit de passer d’un modèle dans lequel la relation Client est conditionnée à la survenance du sinistre à une relation plus étroite dans laquelle les réseaux jouent un rôle d’accompagnement de leurs Clients. L’accessibilité et la fréquence de contact sont les clés de la satisfaction Client : jusqu’à 24 points d’amélioration du Net Promoter Score® lorsqu’un au moins un contact annuel est réalisé[7]. Il est ainsi primordial de donner au Client la possibilité d’accéder à son assureur à tout moment, partout, par tous les canaux, quel que soit son device et sur tous les sujets.
Pour personnaliser la relation Client, il nous faut passer d’une situation où l’ensemble des réseaux de distribution cible l’ensemble des Clients sans distinction à un modèle dans lequel chaque distributeur fait le choix d’adresser les besoins de catégories ciblées de Clients : c’est l’évolution d’un format généraliste vers un format multi-spécialiste. D’autres acteurs de la distribution ont d’ailleurs engagé une stratégie similaire, comme Carrefour et son pari du multi-format avec des enseignes adaptées à des cibles de Client.
Enfin, répondre à des usages spécifiques revient à passer de la vente de garanties techniques à la vente de bouquets de services, intégrant à la fois une brique assurantielle et des services connexes qui enrichissent la cohérence de la proposition de valeur. Les conseillers, agents généraux et courtiers ont tout à gagner à vendre de nouveaux services non-assurantiels : fréquence de contact et fidélisation. Ainsi, pourquoi ne pas mettre en relation nos Clients avec des réseaux agréés pour les accompagner dans les situations qui ne sont pas couvertes par leur contrat d’assurance ? Cela peut concerner l’entretien automobile ou l’achat d’une nouvelle voiture, les diagnostics obligatoires au moment de la vente d’un bien immobilier comme les travaux de réaménagement de ce bien. Naturellement, ces bouquets de services ont vocation à répondre aux besoins des Clients particuliers, mais aussi aux besoins des Clients professionnels et entreprises.
Cette transformation sera probablement la plus difficile à opérer puisqu’elle nous éloigne de notre métier originel ; mais elle pourrait être la plus salvatrice. Tout d’abord les Clients semblent être prêts pour une telle mutation : 80% considèrent les assureurs comme légitimes pour vendre des services non assurantiels7. Ils sont aussi nombreux à percevoir les garanties traditionnelles comme complètement semblables d’une compagnie à l’autre[8]. Ce mouvement vers une logique de services a été salvateur pour un grand nombre de secteurs, des fabricants de photocopieurs aux constructeurs aéronautiques en passant par les officines de pharmacie qui vendent en majorité non plus des médicaments sur ordonnance mais de plus en plus de produits de parapharmacie.
In fine l’assureur qui mettra en œuvre ces trois dimensions pour créer des écosystèmes de services est celui qui se démarquera dans un marché hyper concurrentiel, saturé et en proie au changement. Réaliser cette « proximité augmentée » permettra aux assureurs de faire pivoter leur business model et de l’ancrer durablement.
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Agilité, chaine de valeur élargie et nouvelles compétences : les chemins de la contre-attaque
L’ampleur exceptionnelle de cette transformation doit conduire à fixer et poursuivre le cap de la « proximité augmentée » le plus rapidement possible en définissant trois priorités : l’agilité des organisations, le développement d’activités non-assurantielles et l’investissement dans le capital humain.
La première concerne l’organisation et la conduite de cette transformation. L’agilité et la flexibilité qu’attendent les Clients doivent aujourd’hui se refléter dans les méthodes de travail. La mise en marché de nouveaux services ne pourra plus se faire en suivant le modèle traditionnel de gestion de projets. L’agilité doit être le maitre mot. Les itérations courtes de design, tests et ajustements doivent remplacer les séquences longues et silotées des expressions de besoins, conception, développement et évaluation. A ce titre, oser échouer en phase de test pour aboutir à un meilleur résultat doit entrer dans la culture de notre secteur. C’est un nouvel état d’esprit diffusé par les start-ups que nous devons répliquer dans nos organisations parfois complexes.
La deuxième est le développement de services non-assurantiels. C’est le vecteur le plus différenciant de la « proximité augmentée ». Tout d’abord parce qu’il permettra aux first movers d’engranger une expérience à forte valeur ajoutée et d’identifier les meilleurs prestataires de services. Ensuite parce que cette expansion de la chaine d’activités mène à la refondation du modèle des assureurs qui conduira à revisiter la structure des coûts de distribution. Les schémas de rémunération des forces commerciales doivent par conséquent s’adapter, ne serait-ce qu’en raison de l’évolution du métier passant d’une logique de stock à une logique de flux et des nouvelles exigences réglementaires avec la transposition en droit français de la directive distribution assurance. Le développement de tels services pourrait même impacter durablement les organisations autrefois structurées autour de lignes d’activités (biens et responsabilités, santé et prévoyance, vie et épargne) et bientôt articulées autour d’écosystèmes d’usages.
La troisième priorité, la plus importante de toutes, concerne le capital humain. La réalisation de la « proximité augmentée » vise une intensification de la fréquence de contact entre assureurs et Clients grâce au développement de nouvelles activités non-assurantielles. L’ensemble de ces nouvelles interactions requiert des compétences commerciales spécifiques. L’intelligence situationnelle, la réactivité, la rapidité de décisions face aux Clients seront de plus en plus cruciales. Elles dépassent le simple sens relationnel compte tenu du besoin croissant d’hyper personnalisation conduisant à la fin de la gestion « processée » de la relation Client. Il s’agit ainsi de donner du sens à chaque interaction pour en maximiser la valeur ajoutée. L’élargissement de la chaine de valeur implique un profond changement culturel. Cela signifie par exemple qu’il faut faire évoluer le discours commercial pour ne plus parler de garanties mais bien de services adaptés aux usages et aux situations. Ne pas provoquer une telle évolution, id est ne pas investir dans le développement des forces de ventes, conduirait inexorablement les compagnies d’assurance au déclin. Ce changement culturel n’est pas possible, en effet il est nécessaire.
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L’agilité dans les méthodes de travail, l’expansion de la chaine d’activité et l’investissement dans le capital humain permettront de poser les premières pierres d’une nouvelle donne, la « proximité augmentée » qui fera de l’assureur non plus un régleur de sinistres mais bien un chef d’orchestre d’écosystèmes de services.
[1] GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon – NATU : Netflix, Airbnb, Tesla, Uber
[2] Fédération Française de l’Assurance, 2016
[3] OpinionWay, 2015
[4] Morgan Stanley, BCG, 2014, Insurance and Technology: Evolution and Revolution in a Digital World
[5] Klein Blue Ratings, InsurTech Index France, Mars 2018
[6] Bain, 2016, Customers behavior and loyalty in Insurance: Global Edition
[7] Bain, 2017, France, Customer Loyalty in Insurance Study
[8] Globalpraxis, 2016

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